Si on qualifie de réaliste un film dont l'intérêt se trouve décuplé dès lors qu'on le met en relation avec le réel, alors "Eldorado" est un film réaliste. Ce réalisme n'est pas du misérabilisme moralisateur, et il n'exclut pas non plus la comédie – pour ces deux versions, qu'on songe à ce qu'auraient fait du sujet un R. Bouchareb, ou par contrepoint, un C. Zidi. "Eldorado", à la manière des films de G. Kervern et B. Delépine ("Aaltra", 2003 ; "Louise-Michel", 2008 ; "Mammuth", 2010) parle des petites gens, marginaux et laissés pour compte, sans faire d'eux ni des objets de pitié, ni des "working-class heroes" plus qu'humains. Et cette profonde humanité avec laquelle Bouli Lanners filme ses héros – dont lui-même –, c'est aussi celle des personnages. Ils ont leurs failles – la faiblesse morale et la nonchalance d'Elie, l'absence d'ambition d'Yvan, les fêlures du passé de tous les deux – et leurs qualités : Elie demeure attachant, Yvan reste une caution morale et conserve toute sa dignité.
"Eldorado" n'est cependant pas l'illustration de quelque thèse abstraite du style « Victimes et coupables dans la société belge post-industrielle », ni un documentaire déguisé, ni une « étude de cas » sociologique ou psychologique : c'est un très bon film de fiction. Il a sa construction, qui s'écarte de celle du road-movie classique en ce que l'on ignore comment se finit le voyage. Il a son système de personnages : un duo à la Quichotte et Sancho autour duquel gravitent une poignée d'autres marginaux, loin d'être des faire-valoirs, seconds rôles marquants issus de la même tradition que les trois films cités ci-dessus. Il a une musique fort honnête et – ce qui est peut-être plus important – une façon remarquable de mettre en scène le silence. Bouli Lanners sait ménager le rythme, presque automobile, de son film, fait d'accélérations – le coup du doberman –, de ralentissements – la nuit dans la caravane, la halte chez les parents d'Elie –, d'accidents, d'ellipses en tous genres. (Cet art du rythme, on le retrouve dans la façon qu'a le réalisateur de faire surgir la fin : une fin qui laisse ouvertes toutes les perspectives, qui ne clôt rien alors qu'il n'y a plus rien à ajouter.) "Eldorado" est un film d'artiste, car Bouli Lanners a la science du cadrage – impossible de faire une liste des plans marquants du film, mais on peut repenser à tous ceux de la scène du potager.
Mais les meilleures surprises que réserve "Eldorado" viennent de ses dialogues. On est à cent lieues des dialogues soporifiques et pseudo-intellectuels de nombre de films français, et plus loin encore des dialogues habituels de comédie : pas un seul jeu de mots dans Eldorado, mais des répliques douce-amères (« – Il faut l'excuser, il a perdu son chien la semaine dernière ») ou faussement légères (« – Non. – Si », etc.) qui laissent le spectateur désemparé, parce qu'elles sont la voix de ce tragique quotidien, mâtiné d'absurde, dont "Eldorado" aide à déceler la présence dans un réel bien morne.