Mise en scène, décors, lumière, montage, rythme: voilà un bijou de cinéma très maîtrisé ; cependant, ce film présente le fâcheux inconvénient d'égrener assez maladroitement les éléments d'une histoire à la base tirée par les cheveux, ce qui lui confère un aspect boiteux. En effet, les scènes qui visent à représenter l'évolution du projet dément du docteur psychopathe manquent de cohérence ; la faute provient en grande partie de l'énorme "chute" de crédibilité inaugurée par le piètre traitement de la
"transition". Non seulement Elena Anaya ne semble pas parvenir à transmettre le trouble qui sied au personnage séquestré, mais encore le choix d'un traitement de l'image extrêmement clinique tue la dimension surréaliste qu'exigeait une telle fable, à l'instar du chef-d'œuvre de G. Franju (LES YEUX SANS VISAGE). Paradoxalement l'ensemble manque de soufre et de folie, en raison d'une insistance à livrer les éléments, aussi déments soient-ils, de manière trop propre : on nous conte l'histoire en restant à la surface, à distance. De fait, faute d'immersion dans les profondeurs des caractères, la projection échoue, au premier chef avec le personnage de Vicente. En revanche, l'effacement temporaire de la tête (scène de transition achevée), vient très à propos, faisant à la fois écho à l'histoire "sans queue ni tête" (sin pies ni cabeza) et à la méprise première du savant-fou (oublier l'âme et le désir de son objet). De même, les contrastes en éclats-ténèbres et minéral-organique nourrissent l'ambivalence fondamentale du jeu pervers. Cependant, le personnage du docteur Ledgard ne satisfait pas: on peut regretter l'erreur de casting, Antonio Banderas peinant à faire peur malgré sa prestance, mais aussi et surtout le traitement du caractère, marqué par une débilité particulièrement mal rendue. Le chirurgien prend en effet ses rêves pour la réalité et croit que la chirurgie, avec traitement hormonal associé (qu'il est d'ailleurs dommage d'avoir gommé!), suffit à mener au transgenderisme (modification du sentiment d'identité de soi). Or toute réassignation sexuelle doit découler d'une démarche personnelle qui correspond à l'identité intérieure réelle de l'être humain... Le docteur choisit l'auteur d'un faux viol sur la personne de sa fille tarée pour opérer sur lui un viol énorme et irréversible: réaction sans commune mesure avec ce qu'il pense condamner et qui fait de lui un monstre, un handicapé de l'empathie. On pourrait en appeler à la schizophrénie si le docteur ne faisait preuve d'une telle concentration ; en réalité, sa démence est tout simplement la PERVERSION (narcissique). L'autre est utilisé comme un phantasme, un outil, ses sentiments sont niés. Le chirurgien construit SA chose et s'en repaît. C'est un monstre fabricant l'extension de sa monstruosité, un PERVERS au sens propre, pour qui l'instrumentalisation de l'autre passe par ses INSTRUMENTS de technologie. Malheureusement, l'effroi n'est pas au rendez-vous, pas plus que l'aspect sado-masochiste bien présent dans le roman "Mygale" de Thierry Jonquet, livre qui a inspiré ce film. La psychologie du personnage de Vicente n'est pas assez fouillée ; l'ambiguïté supposée de son identité sexuée ne nous est indiquée qu'à travers quelques vagues réparties initiales. On transite d'un genre à l'autre bien trop
rapidement, sans images de traitement hormonal, pour aboutir à une Elena Anaya qui se montre trop vite femme: malgré une réalisation excellente, un champ graphique top, ça sonne toc, on capte très peu les tourments de la "femme-objet" et, de plus, le film s'alourdit de longueurs évitables. Les ellipses rendent l'ensemble trop lisse: on a peine à saisir les souffrances de la chair mutante. Les choix visuels opérés jurent un peu trop par leur artificialité, par leur fait-exprès. Quant à Marisa Parades, va-t-elle passer par la chirurgie esthétique? Bien qu'un certain mystère accompagne l'exposition de la démence, Almodovar ne nous embarque pas dans un vrai sentiment de malaise, mais plutôt dans une démonstration de virtuosité. Malgré les qualités de la réalisation (rendu, graphisme...), je n'ai pas été happé par cette histoire mal fagotée, peu crédible et à l'issue un peu vite expédiée. Pour incarner docteur Maboule, Antonio Banderas ne sied guère au rôle, et le fait que son personnage soit raté n'arrange rien. Tout comme apparaît raté le récit de l'histoire, empêtré dans des allers-retours factices, dans des scènes éreintantes, au lieu de donner lieu à des scènes plus fidèle à ce que proposait la fiction écrite. L'énorme travail technico-artistique, indéniable (on se dit "ah le beau tableau que voilà!"), ne suffit pas à rendre l'ensemble du film réussi. On aurait préféré une histoire plus intense, des confrontations psychologiques plus troublantes, plus remuantes, que ce qu'Almodovar nous pond ici : un beau produit bourgeois, médiocrement subversif, léché mais manquant de force, au propos limité, d'une portée insuffisante. Une belle déception.