André Téchiné a découpé son film en deux parties égales : "Les beaux jours" et "La Guerre", suivi d'une courte postface, "Le retour de l'été", car pour citer avec lui Fritz Lang "La mort n'est pas une conclusion". Le choix du titre de la deuxième partie explique cette construction, qui est celle de beaucoup de films de guerre, de "Voyage au bout de l'Enfer" à "Flandres", en passant par "Jarhead" ; d'ailleurs, André Téchiné ne se définit-il pas comme un survivant, et il a présenté "Les Témoins" au dernier Festival de Berlin comme "un devoir de mémoire envers des amis disparus".
Et quand on lui demande pourquoi il a choisi de faire un film historique sur le sida, il répond que le thème a été peu traité en France ("Les Nuits Fauves", "J'ai horreur de l'amour" ou les films d'Olivier Ducastel et Jacques Martineau) et même aux Etats-Unis, à la différence des "Vietnam-films". Car quand le sida débarque au début des années 80, c'est bien d'un état de guerre qu'il s'agit dans la communauté homosexuelle, mais aussi dans celle de la recherche médicale, toutes deux représentées ici par Adrien, médécin et militant.
Mais réduire "Les Témoins" à un film à thème ne serait pas rendre hommage à sa richesse narrative et à la complexité des caractères. Téchiné déclare à propos de ses personnages, et particulièrement au sujet de la sexualité de Mehdi : "Je ne crois pas à la transparence des relations humaines et je ne crois pas non plus à la transparence du cinéaste par rapport aux personnages qu’il présente. Je les montre à un certain moment de leur vie et ça révèle certains aspects, mais la face cachée de l’iceberg, même si on la devine, elle est laissée à la liberté de chaque lecture et de chaque spectateur". Cela est particulièrement vrai pour le personnage de Mehdi, qui peut apparaître insensible et arriviste, à la fois comme amant et comme policier, mais qui offre à son fils l'amour que Sarah est incapable de donner. Cette ambiguité est particulièrement bien rendue par le jeu de Sami Bouajila, une nouvelle fois excellent.
Plus laborieux est le personnage d'Adrien, parfois caricatural et mélodramatique, et on se demande si Téchiné a voulu ou non cette opposition entre un Michel Blanc engoncé et dérisoire et Johan Libéreau qui joue un Manu aérien et désinvolte. Mais cette gêne fugace devant certaines répliques vaudevilesques ne dure pas, emportée par le rythme impétueux que Téchiné justifie : "Mon propre coeur bat trop vite, c’est organique, cela correspond à un rythme intime. Je voulais que le récit file comme une décharge de vie mais que l’on n’oublie pas, à certains moments, de s’attarder sur la beauté du monde".
Cette beauté, il la capte dans certains plans subtils, comme ce champ-contrechamp sur les visages à demi immergés de Manu et de sa soeur (impeccable Julie Depardieu), ou ce traveling sur Manu montant dans un arbre qui donne l'impression d'avoir été volé, ou encore grâce à une science du cadrage qui lui permet d'isoler les deux visages d'Adrien et de Manu dans une foule.
Film virtuose et foisonnant, "Les Témoins" surprend et émeut ; car Téchiné ne renonce pas à l'émotion. Non pas celle du pathos, la maladie étant traitée quasi cliniquement, sans effets qu'il considérerait comme une prise en otage du spectateur. Mais simplement celle de l'opposition entre la vie dont Manu déborde et dont nous avons été les témoins aux beaux jours, et l'injustice de la mort à laquelle il se sait condamné.
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