Présenté à Cannes en sélection officielle, "The Housemaid" est le remake de "La Servante" de Kim Ki-young, film désigné par Koreanfilm.org comme un des trois plus grands films coréens de tous les temps. Remake ? Cela reste à voir, tant les deux versions sont différentes. Dans le film de Kim Ki-young, l'histoire se déroule dans la maison confortable mais assez modeste d'un professeur de musique, alors que dans celui d'Im Sang-soo elle a pour cadre une résidence somptueuse habitée par la famille d'un homme d'affaire. Des personnages disparaissent (l'élève du professeur de piano qui sert d'entremetteuse), d'autres apparaissent (la vieille gouvernante, la belle-mère). Mais surtout, la nature de la servante change du tout au tout : manipulatrice perverse chez Kim Ki-young, elle devient une jeune femme enfantine et naïve pour Im Sang-soo, et l'histoire en est radicalement changée, à commencer par cet élément crucial : qui prend l'initiaitive de l'adultère ?
Im Sang-soo a bâti son film sous le signe de la symétrie. Dans la construction de l'histoire tout d'abord, avec une scène d'ouverture dont le premier plan nous montre une femme sur un balcon prête à sauter au dessus d'une foule de noctambules, d'employés de restaurant et d'éboueurs, le tout filmé en plan très courts, caméra portée et en éclairage naturel ; cette séquence s'oppose à la façon dont sont tournées toutes les scènes dans la maison, avec des longs travelings fluides ou des plans fixes à la composition élaborée, et une superbe photographie. Cette scène initiale du suicide d'une femme dont on ne sait rien, et qui donne surtout matière au voyeurisme des passants, annonce la scène finale.
Ce principe de symétrie/opposition se trouve aussi dans la caractérisation des personnages : autour du mari, le mâle dominant de la maisonnée, à la fois surpuissant et assez falot, les femelles vont par paires. Deux femmes-enfants : l'épouse, enfant gâtée capricieuse et jalouse (même si elle lit Simone de Beauvoir), qui laisse exploser sa colère contre la vieille gouvernante en lui criant "A vos yeux, suis-je toujours une enfant ?", et Euny, présentée ainsi par Byunk-shik : "Elle est naïve, mais pas idiote", et qui fait la bombe dans la piscine du sauna dès que la famille a le dos tournée. Deux marâtres : la belle-mère, (trop) classique sorcière, et la vieille gouvernante, Byunk-shik, qui semble devoir jouer le rôle de Mrs Danvers dans "Rebecca", ou dans un registre moins tragique, celui de Raquel dans " La Nana". Mais le principe d'opposition joue là aussi, et Byunk-shik, lucide depuis toujours sur le fait que tout dans cette famille se résout avec de l'argent, finit par abandonner sa servilité pour affirmer sa dignité.
Plusieurs plans illustrent cette symétrie, comme celui où la vieille gouvernante, de dos, s'oppose à Hera et à sa mère assises de part et d'autre du canapé. Mais celui qui résume le mieux la situation en annonçant les malheurs à venir est celui où le mari se trouve au centre de l'image, avec à sa gauche son épouse enceinte jusqu'aux dents alanguie dans un fauteuil en train de feuilleter un magazine (dominante rouge) et à droite la porte ouverte de la salle de bain où Euny en sueur frotte la baignoire (dominante noire).
Nombreux sont les critiques, presse ou spectateurs, à reprocher au film de ne pas tenir les promesses que son début laisse entrevoir, et de basculer avec l'apparition de la belle-mère dans le mélodrame caricatural et convenu. Je comprends ce sentiment, tant la première moitié du film donnait une impression de cohérence entre la fluidité narrative et la sophistication de la mise en scène. Mais ce dérèglement n'est-il pas justement voulu, à l'image de l'implosion des codes de cette famille où un père apprend à sa fille de 8 ans qu'il faut "traiter les gens avec respect, c'est comme ça qu'on se montre supérieur" ?
La qualité de "The Housemaid" repose aussi sur sa dsitribution : déjà justement récompensée en 1997 pour " Secret Sunshine", Jeon Do-Yeon est formidable dans un rôle aussi changeant, passant de l'espièglerie au désespoir, de l'innocence à la colère dévastatrice. Lee Jung-jae a les qualités du personnage : une plastique impeccable et un grand vide intérieur. Seo Woo met son physique de poupée au service de ce personnage de pauvre petite fille riche. Quant à Youn Yuh-jung, c'est la troisième fois qu'elle travaille avec Im Sang-soo, rejoignant Yoon Jung-hee ("Poetry") et Kim Hie-ja ("Mother") dans la liste de ces actrices impressionnantes.
Au-delà de ses outrances, ou peut-être justement aussi à cause d'elles, Im Sang-soo confirme s'il en était besoin la remarquable vitalité du cinéma sud-coréen, qui joue aujourd'hui le rôle que le cinéma japonais occupait il y a quelques décennies, par la diversité de ses oeuvres et le talents de ses réalisateurs qui savent faire la synthèse entre tradition et modernité, avec un culot qui manque cruellement au cinéma français.
Critiques Clunysiennes
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