"Amistad" n’est pas le film le plus connu de Steven Spielberg, et pourtant je le considère comme étant une œuvre majeure du cinéaste. Je me souviens l’avoir vu il y a bien longtemps, et je me rappelle avoir été totalement emporté par l’histoire. Cependant je ne me souvenais pas du casting. J’avais complètement oublié que dans les rangs figuraient Djimon Hounsou, Matthew McConaughey, Morgan Freeman, Anthony Hopkins et… Chiwetel Ejiofor. Je ne me souvenais que très vaguement de l’histoire, plus ou moins un sombre épisode de l’esclavage. Eh bien c’est en partie cela, puisque "Amistad" évoque un épisode peu connu de l’histoire dramatique de la traite des Noirs vers l’Amérique. Sauf que ça va beaucoup plus loin que ça. Dès les premières secondes, on comprend que l’émotion va être vive avec les vocalises envoûtantes de Pamela Dillard sous la direction de John Williams. Ces vocalises se taisent mystérieusement pour laisser la place aux premières scènes tout aussi mystérieuses dans leur cadre naturel, faites d’abord par de très gros plans qui montrent un noir ruisselant de sueur essayant d’extirper un clou d’on ne sait où (sur le moment en tout cas : du bois ? de son pied ? de sa cuisse ?). L’opération est délicate, et la caméra de Spielberg rend bien toute cette difficulté, de même que l’absence de toute partition musicale au profit du silence régnant autour de nous, si ce n’est le bois qui craque, faisant comprendre au spectateur qu’il est sur un bateau malmené par une inquiétante tempête qui fait rage. Nous sommes bel et bien sur un bateau, dont le nom va nous être présenté en lettres dorées sur fonds noir, faisant passer le générique de début, pourtant réduit à sa plus simple expression, pour inutile. Ce qui frappe d’entrée, c’est la remarquable présence de Djimon Hounsou qui, bien qu’il ne parle en tout que cinq mots d’anglais (doublés en français pour la version française), ne baissera d’intensité à aucun moment. Une présence énorme durant TOUT le film au cours duquel ses changements d’humeur le rendent méconnaissable, à tel point qu’on croirait presque que ce sont deux acteurs différents qui jouent le personnage, l’un quand il est en colère (ou en rage), l’autre quand il est calme, allant jusqu’au visage d’ange quand il daigne vraiment sourire, un sourire qui m’a fait fondre de compassion. C’est bien lui qui va littéralement traverser l’écran, habité comme jamais par son personnage, alors qu’il ne parlera que le mendé, un dialecte africain utilisé en Sierra Leone. Une langue qu’il a dû apprendre car non parlée dans le pays natal du comédien, le Bénin. La bonne idée des dialoguistes est d’avoir su garder les langues originelles : le mendé d’un côté, et l’espagnol de l’autre. Cela conforte le réalisme. Durant le premier quart d’heure, aucun des dialogues ne sera d’ailleurs sous-titré, hormis les rares répliques espagnoles : une bonne façon d’impliquer le spectateur dans une relative inquiétude dans un mode de questionnements (que se passe-t-il ? qu’est-ce qu’ils veulent ?...). Je disais plus haut que le sujet allait plus loin que l’esclavage. C’est vrai, et nous en aurons confirmation lors du réquisitoire final, dont la tirade se caractérise par un choix de mots longuement pensés et lourds de sens, allant même jusqu’à qualifier un document officiel et d'importance comme étant un embarrassant et ennuyeux document, en rappelant que "tous les hommes sont créés égaux des droits inaliénables de la vie et de la liberté". La suite qui y est liée est culottée, mais il fallait le faire. Le fait est que cela donne matière à réfléchir, à l’image de l’assemblée réunie autour d’un procès sans précédent. Et dès qu’il faut oser, Spielberg le fait, jusqu’à créer des scènes particulièrement choquantes. Certes l’entame du film est déjà violente en soi, mais ce n’est rien comparé à l’histoire (SON histoire, et celle de ses semblables) que raconte Cinqué (Djimon Hounsou), et dans laquelle on voit les noirs dans leur plus simple appareil. Une splendide narration en flash-back qui permet de faire la transition entre la geôle et la salle d’audience. Ce film n’est pas forcément à mettre entre toutes les mains, bien qu’il ne comporte à priori aucune restriction d’âge. Certes cette scène est dure, horrible, impensable, inimaginable.
Et pourtant elle semble nécessaire à ce que j’appelle (pour paraphraser l’avocat qui donne le dernier réquisitoire) un procès sur la nature humaine.
Amistad est un film fort, prenant, et qui prend aux tripes dès lors qu’on croit encore au genre humain. Et c’est à cette seule condition que vous passerez par divers états-d’âme, de la révolte au bonheur, en passant par le dégoût, la honte, le dégoût, et le soulagement. Il est aussi empreint d’une certaine poésie, avec cette voûte céleste emplie d’étoiles recouvrant tel un dôme l’immensité de l’océan atlantique sur lequel La Amistad vogue. C’est si bien filmé qu’on pourrait se croire à une projection dispensée dans un planétarium. Et surtout le talent de Spielberg nous permet de nous passer de scènes inutiles, mis à part peut-être lorsque Cinqué prononce ses premiers mots occidentaux à la surprise générale, la caméra s’attardant un peu trop sur l’expression des visages alentours. Et puis certes nous avons l’immense talent du cinéaste, mais également celui des acteurs. Je ne reviendrai pas sur celui du béninois car j’en ai déjà parlé, mais tous ont été très bons chacun dans leur registre, ce qui me fait applaudir aussi la direction artistique. On pourrait reprocher à Morgan Freeman d’être un peu en retrait, mais dans ce contexte, il ne peut en être autrement à cause du statut et de la couleur de peau de son personnage. Anthony Hopkins, que voulez-vous ? C’est la classe. On désespère de le voir davantage sur le devant de la scène dans ce film, car on sent que c’est un personnage-clé dans ces prémices de l’abolition de l’esclavage. Pour finir, je serai tenté de dire que "Amistad" n’a bénéficié que de quatre nominations aux Oscars : meilleure musique (fabuleuse composition de John Williams), meilleure photographie (et il est vrai qu’elle est splendide), meilleurs costumes (ils contribuent à nous plonger aisément en l’année 1839) et meilleur second rôle masculin pour l’inimitable Anthony Hopkins. Une injustice selon moi, vu l’adhésion complète de tous les acteurs qui, on le sent, se sont tous sentis personnellement impliqués. Les décors ne sont pas mal non plus : entre un bateau (en réalité le Pride of Baltimore II, la réplique de La Amistad n’ayant été construite qu’en 2000) qui donne parfaitement l’illusion, et les geôles qui ne donnent pas envie d’y aller, il faut avouer que ce n’est pas mal non plus. Ceci dit, pour ceux qui ne connaissent pas le film, je reconnais que l’entame puisse laisser entrevoir tout autre chose, plutôt qu’un procès jugé interminable et pompeux. Mais on ne peut pas reprocher ni à Spielberg ni au scénariste David Franzoni d’avoir respecté l’Histoire, du moins dans ses grandes lignes.