A sa sortie en 1979, « Nosferatu, fantôme de la nuit » de Werner Herzog n’a pas été couvert que de louanges. S’attaquer à la légende de Friedrich Wilhelm Murnau (le réalisateur allemand le plus célèbre avec Fritz Lang) en proposant un remake très fidèle de « Nosferatu », son film le plus célèbre, sorti sur les écrans en 1922, a été vu comme un sacrilège par une partie de la critique. Le résultat, il faut le reconnaître, déroute par certains aspects, notamment concernant la direction d’acteurs alternant emphase extatique (Roland Topor), diction monocorde et sans âme (Isabelle Adjani et Bruno Ganz) et interprétation tout en retenue pour l’habituellement très impétueux et emphatique Klaus Kinski. Révélé brutalement au grand public avec « Aguirre la colère de Dieu » en 1972, Werner Herzog qui collaborait alors pour la première fois avec Klaus Kinski, s’avère très à l’aise au milieu des éléments déchaînés pour livrer des narrations épiques qu’il teinte d’un aspect documentaire saisissant. Aucun trucage, tout est vécu par les acteurs et souvent le réalisateur lui-même. Les rumeurs concernant les conditions extrêmes du tournage dans la forêt amazonienne (le film se situe pendant la conquête espagnole et raconte de manière romancée l’histoire du conquistador Lope de Aguirre) ajoutées au comportement autoritaire, parfois violent du jeune réalisateur et de son acteur principal, construisent très rapidement la légende d’Herzog, cinéaste de l’extrême qui par ailleurs ne cessera jamais de tourner des documentaires. Comme Murnau, il dépouille le roman de Bram Stoker d’une grande part de son intrigue et de ses personnages pour se concentrer sur le voyage du clerc de notaire Jonathan Harker au château de Dracula, suivi du voyage de ce dernier pour Wismar où il répandra la peste et tentera de séduire Lucy, la femme de Harker (Isabelle Adjani). A la suite de Murnau, les adaptations grand public d’Universal en 1931 avec Bela Lugosi puis celles plus nombreuses de la Hammer avec Christopher Lee dans le rôle-titre, iront puiser davantage dans le roman tout en le modifiant largement pour nourrir l’imaginaire du spectateur désireux de se faire peur à bon compte dans les salles obscures. Dans ce contexte, le docteur Van Helsing, pire ennemi de Dracula, tiendra comme dans le roman un rôle majeur au sein d’intrigues originales qui avec le temps lieront vampirisme avec érotisme, suivies d’autres variations plus exotiques encore. Rien de tout cela bien sûr chez Murnau ou Herzog. Un Murnau dont il faut rappeler qu’il fut en procès avec la veuve de Bram Stoker faute d’acquisitions des droits par la société de production, Prana Films. Le film disparaîtra longtemps de la circulation, ne faisant sa réapparition qu’à partir des années 1960 pour devenir le film culte qu’il est encore aujourd’hui. Chez les deux réalisateurs, Dracula est un être profondément seul face à la souffrance de ne devoir jamais mourir qui tient lieu d’exclusion. A travers le maquillage blafard et figé du comte Dracula presque momifié, Herzog se penche sur la condition de mortel de l’homme, angoisse existentielle insoluble qui depuis l’aube des siècles hante les esprits et dicte les comportements. L’immortalité tant convoitée est d’un prix bien trop lourd qui, l’usure gagnant immanquablement, finit par rendre la mort désirable. Considération absente du roman, liant étroitement Herzog à Murnau qui en 1926 avec « Faust, une légende allemande » s’empara à nouveau de la thématique. Fidèle à son prestigieux aîné, Herzog reproduit à l’identique de nombreuses scènes ou attitudes qui l’ont marqué. Dans cet esprit, Klaus Kinski marche fidèlement dans les pas de son prédécesseur Max Schreck, notamment pour la scène sur le bateau ramenant Dracula à Wismar dans laquelle le comte Dracula, filmé en contre-plongée depuis la cale, semble en suspension dans les airs. Scène magnifique et envoûtante, photographiée par Jörg Schmidt-Reitwen, fidèle opérateur du réalisateur qui rappelle que le parti pris de « Nosferatu, le fantôme de la nuit » est avant tout esthétique. La musique de Popol Vuh, groupe rattaché au mouvement « krautrock », magnifiquement accordée à l’ouverture de « L’or du Rhin » de Richard Wagner et au Sanctus de la Messe solennelle de Sainte Cécile de Charles Gounod, contribue à l’atmosphère tout à la fois mortuaire et tellurique qu’Herzog a voulu pour son film hommage. Ode à la fragilité de la vie humaine qui ne doit jamais oublier qu’elle s’inscrit dans un tout qui l’englobe et la dépasse. La séquence d’ouverture située au musée des momies de Guanajuato au Mexique, avec la caméra filmant en traveling, des plus jeunes aux plus âgés, les corps pétrifiés par une épidémie de choléra survenue en 1833 est à postériori très explicite sur la suite du film d’Herzog, cinéaste des éléments. On lui pardonnera donc sa direction très approximative mais sans doute voulue des acteurs entourant Dracula auxquels il n’a pas voulu donner plus d’importance que celle de passagers d’un voyage sans retour dénué de toute perspective psychologique. Le film doit être vu à cette aune pour prendre sa véritable dimension.