Désigné "le plus beau film du monde" par François Truffaut, "L'aurore" relève de l'exception quant à la relation qu'entretenait Hollywood avec les réalisateurs venus d'Europe qui traditionnellement devaient aussitôt arrivés conformer leur art aux canons narratifs et esthétiques des studios. William Fox pourtant connu pour être un des moguls les plus autoritaires avait été littéralement conquis par la puissance évocatrice et l'innovation esthétique du "Dernier des hommes" (1924), décrétant que Murnau était sans conteste le génie de sa génération. Le réalisateur après avoir mis en scène "Faust" son dernier chef d'œuvre pour la UFA, embarqua donc pour Hollywood avec la certitude d'avoir les mains complètement libres ainsi qu'un budget sans limite pour son premier ouvrage Outre-Atlantique. La suite sera moins idyllique, William Fox retrouvant vite son instinct mercantile après que les recettes du film ne furent pas à la hauteur de l'investissement, devant s'en remettre au succès de "L'heure suprême" de Frank Borzage pour équilibrer ses comptes. Ayant emmené avec lui ses principaux collaborateurs comme Carl Mayer son scénariste et Rochus Gliese son décorateur, le réalisateur entreprend d'adapter une nouvelle d'Hermann Sundermann qui sera remaniée, notamment son épilogue, pour lui donner la portée universelle qui fait encore aujourd'hui toute la grandeur du film et dont Murnau se revendique dès le carton introductif : "Cette histoire de l’homme et de sa femme est de nulle part et de partout. On peut l’entendre n’importe où et n’importe quand. Car partout où le soleil se lève et se couche, dans le tourbillon fou de la ville comme à la ferme, avec le ciel en guise de toit, la vie est toujours la même, parfois amère, parfois douce". Pour revenir sur l'assertion de Truffaut, on peut dire qu'au panthéon des films sublimant la relation amoureuse dans sa dimension métaphysique, "L'aurore" n'est sans doute pas seul même s'il lui revient le mérite de la primeur. A ses côtés "L'heure suprême" (1927) de Frank Borzage, "Les lumières de la ville" (1931) de Charlie Chaplin, "La vie d'O'Haru femme galante" (1952) de Kenji Mizoguchi, "Nuages flottants" (1955) de Mikio Naruse ou encore "La dame au petit chien" (1960) d'Iosif Kheifis nous parlent de nous-mêmes cherchant à travers l'amour à sublimer nos vies terrestres. Depuis "Nosferatu le vampire" (1922), sans faire référence à un quelconque mysticisme religieux, Murnau nourrit son cinéma de l'exposition des contrastes entre le jour et la nuit, la ville et la campagne ou le bien et le mal. Toute son esthétique fait sens autour de ces oppositions qui font la complexité humaine et n'est en rien gratuite ou tape à l'œil. Les énormes progrès techniques nés de la Révolution Industrielle sont en train de profondément bouleverser l'ordonnancement des mœurs et des modes de vies. Les villes devenues tentaculaires ont relégué la campagne au rang de simple attraction touristique où les citadins viennent se distraire le week-end. Dans le village redevenu paisible est restée une femme de la ville (Margaret Livingston) qui comme Nosferatu répandait la peste, déploie son charme vénéneux pour corrompre un jeune fermier (George O'Brien) qui se laissera convaincre de supprimer celle (Janet Gaynor) qui fidèlement l'aide au quotidien et lui offre une descendance. L'entame narrative n'est sans doute guère réaliste, mais le propos de Murnau est ailleurs qui s'empare des destins individuels pour leur donner valeur de symbole. Ici l'éternel recommencement du péché originel de la tentation auquel l'homme est bien incapable de résister, le condamnant sans relâche à emprunter le chemin de la rédemption. Ce sera grâce à un passage par la ville voulu expressément comique par Murnau que le couple retrouvera la pureté de son engagement initial, non sans avoir reçu une nouvelle fois les sacrements du mariage par le biais d'une cérémonie à laquelle il assiste par accident. Condition de mortel qui empêche l'homme de vivre en harmonie avec ses semblables et au sein de la nature qu'il parvient à transcender dans les moments d'extase de l'amour pur. Pour magnifier ce parcours de la deuxième chance, le réalisateur et toute son équipe convoque tous les éléments y compris les forces cosmiques en résonnance avec le destin du couple ainsi que toute leur sensibilité artistique comme le disait si bien Karl Struss opérateur sur le film qui déclarait : "En cette époque nous étions des artistes...".