Comme un éternel, terrifiant et tragique recommencement. Dix jours seulement après la tuerie de Buffalo, ce mardi soir un homme de 18 ans a ouvert le feu dans une école d'Uvalde, au sud du Texas, tuant au moins 21 personnes dont 19 écoliers. Cette nouvelle fusillade, qui rappelle celle de l'école Sandy Hook de Newton en 2012 et avait fait 27 morts, relance l'éternel débat sur les armes à feu aux Etats-Unis.
En 2021, au moins quarante-deux actes de violence par arme à feu furent recensés dans les établissements scolaires américains, selon un bilan dressé par le Washington Post. Un record absolu, qui surpassait d'ailleurs de loin les trente cas comptabilisés en 2018. Ce chiffre était d'autant plus glaçant qu'il correspondait à une année au cours de laquelle les écoles étaient restées en partie fermées en raison de la pandémie du Covid-19.
Cette tuerie d'Uvalde est la 222e recensée dans le pays depuis le début de l'année, selon un décompte effectué par l'association Gun Violence Archive. Depuis la tuerie de Columbine, survenue en avril 1999 et qui marqua le début de la collecte de données sur le sujet, 285.000 jeunes gens ont vécu de près ou de loin ce traumatisme.
Alors que "les Texans pleurent les victimes de ce crime insensé" selon les propres termes de Greg Abbott, le gouverneur républicain ultra conservateur de l'Etat sur son compte Twitter, que l'ancien locataire de la Maison Blanche Barack Obama parle quant à lui d'un "pays paralysé" et toujours tétanisé par la question des armes à feu, de très nombreuses voix s'élèvent à nouveau avec force et indignation devant cette tragédie.
A commencer par celle de l'acteur Matthew McConaughey; d'autant plus peiné qu'il connait bien la petite ville d'Uvalde, où il a passé les douze premières années de sa vie. "C'est une épidémie que nous pouvons contrôler" a-t-il écrit sur son compte Twitter, dans un désir manifeste que les politiques aient enfin le courage de légiférer et durcir nettement l'achat et la circulation des armes à feu.
Un voeu qui reste malheureusement pieux depuis des décennies aux Etats-Unis, tant le lobby des armes, incarné notamment par la National Rifle Association (NRA), est surpuissant, connu pour son opposition implacable à tout durcissement de la législation relative aux armes à feu.
Elle se fait ainsi la championne dans la défense du fameux 2e amendement de la Constitution des États-Unis, qui garantit le droit des individus à détenir et utiliser des armes à feu. Selon la NRA, ces droits font partie des libertés fondamentales, et les exercer est un acte citoyen. Elle pèse d'autant plus lourd qu'elle est en prime une donatrice ultra généreuse de la vie politique américaine : en 2016, elle avait ainsi dépensé par exemple 31 millions de dollars pour aider Donald Trump dans sa course à la Présidentielle...
Les oeuvres de fictions, mais pas seulement bien entendu, se sont logiquement emparé, depuis de nombreuses années, de cette brûlante question des armes à feu. Voici quelques recommandations pour étayer le sujet.
Bowling For Columbine
On a pu reprocher à Michael Moore d'avoir, par facilité, fait de nombreux raccourcis lapidaires dans certaines de ses oeuvres passées, et même, parfois, intellectuellement malhonnêtes. Pourtant, force est de constater qu'avec son Bowling For Columbine, il dégoupillait une oeuvre à la déflagration aussi implacable et glaçante que salutaire, même si elle fut aussi controversée.
Sorti en 2002, il prenait comme point de départ la tuerie survenue dans une école à Columbine, dans le Colorado, en 1999, qui avait fait 15 morts. Ce carnage avait provoqué un grand émoi aux États-Unis et soulevé des débats sur le terrorisme, sur les lois de contrôle des armes à feu, la disponibilité de ces armes, la sécurité dans les écoles, l'impact des jeux vidéo, de la musique et des films.
En revoici la bande-annonce...
Empruntant son titre à l'activité à laquelle s'étaient livré les deux auteurs, Eric Harris et Dylan Klebold, la veille de la tuerie, mélangeant régulièrement des images d'archives comme la Guerre du Viêtnam avec des procédés cinématographiques qui font appel aux émotions ("manipulations" diront les contempteurs de Moore), le cinéaste développait une réflexion autour d'une question faussement simple : pourquoi il y avait selon lui aux Etats-Unis cent fois plus de meurtres par balles qu'ailleurs ?
Et de pointer la fascination américaine pour les armes en expliquant que les Etats-Unis ont toujours baigné historiquement, depuis leur naissance, dans une histoire et une culture violente; de la guerre d'indépendance à celle faite aux amérindiens, en passant par les deux guerres mondiales et bien entendu la Guerre du Viêtnam.
Couronné notamment par l'Oscar du Meilleur documentaire et le César du Meilleur film étranger, Bowling For Columbine s'achève d'ailleurs par une séquence dévastatrice pour la légende hollywoodienne qu'était Charlton Heston, six ans avant son décès, et qui fut président de la NRA de 1998 à 2003.
Dans un échange final, après avoir joué au chat et à la souris avec lui en se prétendant membre de la NRA pour mieux l'approcher, Heston balance à Michael Moore un "I have only five words for you : from my cold dead hands !" -Vous me retirerez mes armes que lorsque je serai mort !- Des images quoi qu'il en soit ravageuses pour Heston, qui faisait d'ailleurs ici une ultime apparition à l'écran qui ne plaidait pas vraiment en sa faveur...
Difficile de ne pas évoquer évidemment le film de Gus Van Sant sorti un an après, Elephant, qui revenait lui aussi sur la tuerie de Columbine. Adoptant le point de vue de plusieurs personnages pour relater, à coups de plans-séquence immersifs et de travellings inquiétants, comment une journée tout à fait ordinaire a basculé dans la tragédie la plus sanglante, Elephant avait lui aussi pas mal divisé; ce qui ne l'avait pas empêché de repartir auréolé de la Palme d'or mais aussi avec le prix de la mise en scène du Festival de Cannes 2003. Un tel cumul de prix ne serait d'ailleurs plus possible aujourd'hui, le règlement actuel stipulant que seuls les prix du scénario et du jury peuvent se cumuler avec un prix d'interprétation sur dérogation du président du festival.
Miss Sloane
"Faire du lobbying c’est prévoir. C’est anticiper les coups de l’adversaire et préparer des ripostes. Le vainqueur a toujours un coup d’avance sur l’adversaire. Il s’agit de le surprendre. Sans se laisser surprendre" lâchait Jessica Chastain face caméra, au début du film Miss Sloane. Dans ce thriller politique sorti chez nous en 2017 et réalisé par John Madden, l'actrice incarnait avec conviction une redoutable lobbyiste opérant dans les coulisses de Washington, pour qui la fin justifie les moyens.
(Re)voici la bande-annonce...
Le film fut un très cuisant échec au Box Office mondial, et c'est assez injuste. Il mérite largement une réévaluation, ne serait-ce justement que pour son sujet : le poids du lobbying dans les arcanes du pouvoir, en l'occurence ici celui des armes à feu. Car le personnage qu'elle incarne refuse de prêter son talent à un lobby des armes, qui cherche à convaincre les femmes de boycotter un projet de loi visant à durcir la réglementation sur les ventes d'armes.
C'est en écoutant une interview diffusée sur BBC News que Jonathan Perera a été inspiré pour écrire le scénario de Miss Sloane. "Il s’agissait d’un homme nommé Jack Abramoff", racontait-il. "Ce lobbyiste avait été envoyé en prison pour des actes répréhensibles. Je ne connaissais pas grand-chose de l’industrie du lobbying, mais je savais que ça ferait une excellente base pour un film. Je me suis dit qu’on ne s’était jamais vraiment penché sur les dessous du trafic d’influence et des tractations politiques qui se trament dans les coulisses de Washington".
John Madden tenait à être le plus précis prossible dans sa manière de dépeindre le monde des lobbys dans Miss Sloane. Les équipes avaient donc directement contacté les premiers concernés : "Nous avons approché une société de lobbying, The Glover Park Group, des initiés chevronnés de Washington qui avaient déjà conseillé d’autres réalisateurs. Ils nous ont fait réaliser que certaines de nos idées étaient dépassées, car le lobbying – et les questions éthiques qui en régissent les pratiques – a dû changer suite à l’affaire Jack Abramoff" commentait le cinéaste.
On ne dira jamais assez à quel point le lobby des armes pèse lourd dans la vie politique du pays, en particulier au Congrès américain, là où se joue le jeu législatif. Au lendemain de la fusillade de San Bernardino, ayant fait 14 morts fin 2015, les sénateurs démocrates déposèrent un amendement visant à interdire la vente d’armes à feu aux individus interdits de vol depuis ou vers les Etats-Unis.
La machine de guerre de la NRA, forte de ses 5 millions d'adhérents, se mis rapidement en branle. Chris Cox, le lobbyiste en chef de la NRA, épaulé d'une douzaine d'autres lobbyistes, inonda de mails et de coups de fils les sénateurs républicains pour faire barrage à la loi. La NRA demanda également à ce que ses 5 millions d'adhérents contactent chacun leurs sénateurs pour leur demander qu'ils rejettent toute nouvelle proposition encadrant le port d'arme.
Sans surprise, le Sénat rejeta massivement la proposition démocrate, ainsi qu’une autre visant à élargir les contrôles des antécédents des acheteurs, pourtant soutenue par 90 % des Américains dans les sondages de l'époque. Les mêmes propositions sont revenues sur la table après la fusillade survenue en juin 2016 à Orlando, en Floride, qui avait coûté la vie à 49 personnes. Même résultat : proposition rejetée. On pourrait ainsi multiplier à l'envie les exemples.
Si l'influence de la NRA dans la vie politique américaine n'est évidemment pas sans limite, ni même d'ailleurs la plus importante (les lobbies de l'automobile et de l'industrie de l'armement pèsent bien plus lourd), son pouvoir de nuisance, allié à des relais locaux très efficaces et très réactifs, en fait une machine de guerre impressionnante et redoutable. On se souvient, entre-autre exemples- qu'elle dépensa 20 millions de dollars en 2000 dans l'une des campagnes les plus agressives jamais menées, contre Al Gore, qui briguait la présidence des Etats-Unis.
"Al Gore veut que le gouvernement teste, autorise et enregistre tous les propriétaires d'armes à feu" déclarait le président de la NRA de l'époque, Charlton Heston, dans une publicité. "Cette année, votez d'abord pour la liberté parce que si Al Gore gagne, vous [la] perdez !" Message bien reçu par les américains sensibles à ce discours et inconditionnels du 2e amendement : Gore perdit les élections.
Etats-Unis : les armes de la colère
On terminera notre brève sélection par un documentaire sidérant et glaçant, disponible depuis le 17 mars dernier sur Canal+ Docs : Etats-Unis - Les armes de la colère. Il est signé par la journaliste et réalisatrice franco-américaine Sabrina Van Tassel, à qui l'on doit notamment l'émouvant La Cité muette en 2015, consacré à l'ancien camp d'internement de Drancy, ainsi que le récent Etat du Texas Vs Melissa, qui jetait une lumière crue et terrible sur le système judiciaire américain.
Ci-dessous, la bande-annonce du documentaire...
Dans ce "voyage dans ces deux Amériques qui se regardent en chien de faïence, dialogue de sourds cinglant et saignant" comme l'écrivait le journal Le Monde, les chiffres assénés ont la vigueur d'un uppercut. Comment peut-on, dans un pays qui compte 400 millions d'armes en circulation pour une population de 337 millions, enrayer cette progression de ventes d'armes ? A moins que le combat ne soit déjà perdu... Toujours est-il qu'en avril dernier, Joe Biden, le nouveau président des Etats-Unis, présentait un plan contre "l'épidémie des armes à feu", visant notamment les armes faites maison ou "fantômes", sans numéro de série et donc intraçables, qui inquiéteraient au plus haut point les Autorités du pays.
Dans tous les cas, le total d'armes en circulation est vertigineux, et il est même en train d’exploser sous l’effet conjugué de plusieurs événements récents d’actualité. On apprend ainsi que l’isolement lié à la pandémie a très largement boosté les ventes, et surtout que les femmes sont désormais également clientes des armes à feu, considérées comme indispensables pour se défendre en cas de danger.
Un lieu illustre ce phénomène, le camp d’entraînement géant de la "Gunsite Academy" dans l’Arizona, où la réalisatrice a été interviewer des américains persuadés qu’il est nécessaire de dépenser plusieurs milliers de dollars et de passer plusieurs jours à s’entraîner à tirer dans toutes les situations pour survivre dans l’Amérique d’aujourd’hui, armés d'une foi inébranlable et indéboulonnable dans un 2e amendement qui date de 1791...
Car ce qui est moins connu du grand public, c’est que le deuxième amendement de la Constitution américaine autorise aussi la population à créer des milices pour garantir "la sécurité d’un Etat libre". Une phrase sujette à interprétation qui permet aujourd’hui à de nombreux américains filmés dans le documentaire d’occuper leur temps à la frontière avec le Mexique équipés comme des militaires pour traquer les immigrés et les remettre à la police.
La dimension raciste du problème des armes à feu est d’ailleurs abordée par le film, puisque ce dernier rappelle aussi que les manifestations en faveur de Black Lives Matter en 2020 ont incité toute une partie de l’Amérique blanche à s’armer jusqu’aux dents par crainte d’une guerre civile.
Le documentaire montre que les ventes d'armes ont explosé au sein de la communauté afro-américaine, qui s'équipe désormais activement face à la multiplication des crimes racistes, alors qu'elle était jusque-là plutôt sous représentée dans le secteur de la vente d'armes.
C'est qu'au-delà des drames particulièrement médiatisés, dont la tuerie d'Uvalde constitue un nouvel et tragique exemple, certains quartiers de villes américaines, gangrénés par la violence, comptent quotidiennement les morts par balles, dans l'indifférence quasi générale. Une Amérique profondément malade et armée jusqu'aux dents, engagée dans une lutte à mort avec elle-même.