Sur le tournage de la quotidienne Un Si Grand Soleil, dont les scènes d'intérieur sont filmées dans les studios de Vendargues, aux abords de Montpellier, les décors flambants neufs de l'hôpital sont encerclés par du fond vert, qui perce à travers les fenêtres des différentes salles. Mais à l'image, ce sont des extérieurs parfaitement naturels qui ressortent sur le combo du réalisateur.
Pour faire fonctionner ce rendu, trois opérateurs travaillent en permanence sur le plateau : deux aux machines, et un aux caméras. Ils ont recours à un système d'incrustation d'images en direct sur le plateau de tournage. A l'origine de cette technologie, Les Tontons Truqueurs, prestataires indépendants désormais intégralement installés sur la quotidienne.
"L'intitulé de notre métier, c'est "opérateur prévisualisation on set" : opérateur parce qu'on appuie sur des boutons, prévisualisation parce qu'on le voit en direct, on set parce qu'on est sur le plateau" expliquent Lucas et Barthélémy, affairés sur leur combo aux multiples écrans. "Tout ce qui nous relie, c'est la passion. Et la geekerie aussi, parce qu'on est des gros geeks. Il faut être passionné, et surtout que ça t'amuse."
Chacun est relié à une des caméras Panasonic utilisées pour le tournage à l'aide de grands câbles qui traversent le plateau : la caméra A, principale, et la B, en mouvement, qui est une steadicam. "Avec les deux caméramans, on est reliés par une tresse à chacune des caméras. On prend l'image de la caméra, on "key", c'est à dire qu'on enlève le vert, et ensuite, avec un logiciel de jeux vidéo qui est derrière, on génère un décor en 3D. La caméra est réelle sur le plateau, mais elle est virtuelle dans le logiciel", poursuit Barthélémy.
Un décor virtuel créé en amont, en l'occurence celui de l'hôpital et de ses extérieurs, où évoluent au quotidien Claire (Mélanie Maudran), Janet (Tonya Kinzinger) et Alain (Frederic Van Den Driessche). "Quand la caméra réelle va bouger, la caméra virtuelle bouge aussi. Ca nous donne du compositing, une image truquée."
Le logiciel de jeu vidéo en question, Unreal Engine, permet de générer un moteur graphique. Le résultat à l'image donne une juxtaposition de décors réels et de décors virtuels, réunis en direct sur l'écran des opérateurs, qu'ils renvoient ensuite sur le combo du réalisateur, qui peut voir l'image truquée à l'aide d'un bouton.
Sur le plateau, des cibles ressemblant à des QR codes fixés au plafond permettent à la caméra de savoir précisément où aller dans le décor réel, et d'envoyer l'image dans le décor virtuel pour les faire se synchroniser ensemble. "Il y a du tracking de caméras, associé au keying pour les fonds verts et du compositing" résument-ils. Le but pour nous est que la postproduction ait le moins de choses à faire."
Le travail initial de ces opérateurs est de pouvoir prévisualiser le résultat des incrustations sur le plateau, mais il permet aussi d'aider la postproduction, qui peut ensuite choisir d'utiliser les plans si leur rendu est bon, soit de les refaire entièrement.
"Cette technologie de prévisualisation on set, ou "previz", existe depuis une bonne quinzaine d'années aux Etats-Unis. Elle a été utilisée sur des films comme Avatar de James Cameron", poursuit Lucas. En France, c'est une première, car Un Si Grand Soleil est le premier projet d'envergure à y avoir recours.
"Les premiers balbutiements remontent à plus de vingt ans en réalité", renchérit Barthélémy. "Ca a été créé par des boîtes comme Lucasfilms ou Marvel Studios, parce qu'ils avaient des personnages en 3D à intégrer dans un film. Dans Les Gardiens de la Galaxie par exemple, pour le personnage de Groot, les comédiens avaient besoin de jouer avec sur le plateau, donc ils ont développé cette technologie pour pouvoir mettre très sommairement ce personnage à leurs côtés, afin d'aider les chefs opérateurs à faire leur lumière et de mieux orienter les cadreurs."
Notre reportage dans les coulisses d'Un Si Grand Soleil :
L'une des premières entreprises à avoir initié cette évolution est française : SolidAnim, un studio basé en région parisienne spécialisé dans les solutions de Camera Tracking. Mais à l'origine, ce système était posé sur pied à l'aide de steadicams et se révélait très coûteux, car il reposait sur des technologies d'aviation fournies par Dassault Systèmes.
Sur Un Si Grand Soleil, la production utilise une technologie américaine, "puisqu'en France malheureusement SolidAnim a délaissé ce marché", selon Lucas. Véritable profil "couteau-suisse" sur le plateau, avec une formation de caméraman et de graphiste, il travaille à la fois sur le tournage et la postproduction, et fait le lien entre les graphistes et les opérateurs.
"Maintenant, l'avantage est de pouvoir faire des VFX on set. On a déjà fait un incendie dans un escape game, et la technologie a tellement évolué que ce n'est plus limité à de la previz. Avant, c'était juste un outil pour avoir une idée du résultat : aujourd'hui, on a des décors très détaillés."
Sur le rendu, on découvre une matrice de décor développée sur des kilomètres carrés, avec un souci du détail très approfondi. Sur les plans où les personnages se trouvent dans des voitures, cette technique permet également de faire tous les décors en 3D.
"Avant, on ne mettait que du flou dans les fenêtres. Maintenant, sur l'hôpital par exemple, on a une extension de décor sur tout le reste d'un couloir. Et niveau interactivité, on peut lancer des trames, faire de la foule, changer la météo... On a même ajouté des oiseaux", s'amuse Lucas. "C'est tout bête, mais ça contribue au réalisme !"
Un travail de quasi-pionnier en France ? "L'avantage de créer un décor pour une série, c'est vraiment utile car on peut l'utiliser à volonté sur la durée, il peut revenir. J'imagine que le coût est élevé au début, mais il est amorti sur la durée. Pour les besoins d'une série, c'est totalement approprié", justifie Barthélémy. "Là on va aussi utiliser de la LED, c'est une technologie très en vogue avec The Mandalorian sur Disney, qui a été tourné quasi-intégralement dans une grotte LED. On développe ça, couplé à notre technologie."
Toma de Matteis, producteur de la série, retrace sa collaboration entre France TV Studio, filiale du groupe France Télévisions, et la société Les Tontons Truqueurs (Christian Guillon et Pierre-Marie Boyé) à l'origine de cette innovation. "Depuis que nous sommes entrés au capital de l'entreprise, on a pris 85% des parts, autant dire qu'on est ultra-majoritaires. Mais on s'inscrit dans la continuité du travail qu'on a pu faire avec eux."
"Quand on les a rencontrés, la boîte était quasi-embryonnaire. Il y avait une idée d'explorer la technologie avec quelque chose qui commençait un peu à marcher, mais qui ne marchait pas très bien. On s'est dit qu'on allait essayer de se donner la chance de voir si ça voulait bien marcher, en sachant qu'ici [sur Un Si Grand Soleil], on aurait l'occasion, jour après jour, d'essayer de faire évoluer ces technologies."
Désormais, la quotidienne de France 2 est quasiment l'unique client de cette entreprise. "On les a beaucoup aidés dans le développement : l'idée a été de poursuivre et de les aider encore, mais du coup, en les absorbant. On va continuer notre capacité à essayer de faire du trucage en temps réel sur les plateaux et de pousser le plus loin possible le dispositif, que ce soit pour nous, pour d'autres séries ou d'autres clients, même en dehors de France TV."
Car cette technologie intéresse d'ores et déjà de nombreuses sociétés de production, "aussi bien pour du long-métrage que des séries de plateformes." A la fois parce que le studio est une gageure à bien des égards, mais aussi parce qu'ils ne sont pas pléthore en France. "Le studio est redevenu l'avenir de l'audiovisuel; je ne sais pas combien de temps il le restera, mais là, on est entré dans un mouvement qui ne va pas s'arrêter", analyse Toma de Matteis. "Dans les séries qu'on fait aujourd'hui, une quantité colossale de plans sont faits en studios."
Pour le producteur, l'objectif est de continuer le développement des studios et d'innover, "en étant très sages parce que l'argent qu'on utilise est celui du contribuable en partie, donc on fait attention à ce que les choses qu'on produit aient une pertinence. Après, on verra où nous mène nos aventures. L'idée, c'est de créer un cercle vertueux, des espaces dans lesquels chacun à quelque chose à gagner."