La pandémie de coronavirus qui frappe le monde et met à mal l'industrie du divertissement depuis un an a-t-elle précipité les choses ? Ou s'agit-il d'une évolution naturelle, symbole de la manière dont le streaming et ses œuvres dématérialisées prennent le pas sur le support physique ? Petit-à-petit, plusieurs séries cultes des années 90 et 2000 débarquent sur les plateformes de SVOD, à l'image de Buffy contre les vampires, X-Files ou encore Parks and Recreation l'année dernière, ou bien encore 24 heures chrono et Dawson depuis le mois de janvier. Une tendance aujourd'hui amplifiée par l'arrivée de STAR, nouvel univers permettant à Disney+ d'intégrer les films de la Fox et plusieurs titres diffusée sur ABC. Dont les intégrales d'Alias et Scrubs, lancées en même temps, à la rentrée 2001.
Créée par Bill Lawrence, qui avait auparavant fait ses classes en tant que scénariste sur L'Incorrigible Cory, Spin City ou un épisode de Friends (le quatorzième de la saison 1), Scrubs débute le 2 octobre 2001 sur NBC. Qui diffusera la série jusqu'en 2008 et passera ensuite le relais à ABC pour les deux dernières saisons. Rebaptisée Toubib or not toubib lors de son passage en France (sur le défunt bouquet TPS, puis M6, tard dans la nuit), cette sitcom nous plonge dans le milieu médical et suit trois internes (deux en médecine et un en chirurgie) qui font leurs premiers pas à l'hôpital du Sacré-Cœur. Une manière classique mais efficace de nous faire décourvrir tout un univers, haut en couleurs, à travers les yeux de nouvelles recrues. Et notamment ceux de John Dorian, alias J.D., dont la voix-off nous guide huit saisons durant.
"Voilà mon histoire", nous dit le personnage incarné par Zach Braff après le générique illustré par la chanson "I'm No Superman" de Laszlo Bane, devenue culte grâce à la série. Mais ce sera aussi celle de Turk (Donald Faison), son meilleur ami et colocataire. De Carla (Judy Reyes), la future femme de ce dernier. D'Elliot (Sarah Chalke) et son envie de bien faire. Du docteur Perry Cox (John C. McGinley) et son débit mitraillette. De Bob Kelso (Ken Jenkins) et ses méthodes de filou pour débourser le moins d'argent possible dans l'hôpital qu'il dirige. Ou encore de l'étrange concierge (Neil Flynn) qui fait du héros son souffre-douleur dès la fin du pilote. Ce n'est pas un secret : une bonne sitcom se reconnaît à la qualité d'écriture de ses personnages, plus qu'à son ton et son univers, car ce sont eux qui nous permettent de nous attacher à l'ensemble. Et sur ce point, Scrubs ne faillit pas.
QUOI DE NEUF, DOCTEUR ?
Dès son pilote, la série définit les personnalités de chacun avec une précision redoutable mais les fait rapidement évoluer pour leur donner de l'épaisseur. Et c'est ainsi que le show, tout hilarant qu'il soit, nous parle de solitude, d'addictions, de dépression, de problèmes conjugaux et familiaux ou de parentalité. Comme beaucoup d'autres avant elles, certes. Mais elle le fait dans un cadre où la mort fait partie du quotidien des personnages. J.D., Turk et Elliot y sont d'ailleurs tous confrontés dès l'épisode 4 de la saison 1, où ils apprennent à faire face au décès d'un patient et à la manière d'en gérer les répercussions. Cela peut paraître paradoxal pour une sitcom, mais c'est des failles de ses protagonistes et les deuils auxquels ils font face que naissent certaines de ses scènes les plus mémorables. Ou lorsqu'ils sont forcés de reconnaître qu'ils ne sont pas des surhommes, comme dans la chanson du générique, et ne peuvent sauver certaines vies.
Les fans d'Urgences rétorqueront qu'ils n'ont pas eu besoin d'attendre Scrubs pour voir cela sur petit écran. Et ils n'auront pas tort. Mais ce qui frappe d'emblée dans la série de Bill Lawrence, et ne fait que se confirmer par la suite, c'est sa grande justesse. Dans l'émotion comme dans l'humour, qu'elle marie admirablement bien, capable de nous faire pleurer de tristesse comme de rire. Car c'est peu dire que l'hilarité est souvent de mise dans le show, qui nous offre l'un de ses gags les plus drôles dès le pilote, avec un humour qui se développe et brille sur plusieurs tableaux : le burlesque et la comédie physique, qui s'incarnent dans les chutes et cascades qui se multiplient au gré des saisons, lorsque les acteurs y prennent goût ; le non-sens qui ressort des échanges lunaires avec le concierge ; les vannes de Cox qui fusent autant que les surnoms qu'il donne à J.D. ; ou encore le détournement et la parodie, qui naissent dans l'esprit de ce dernier.
Comme That '70s Show ou Ally McBeal avant elle, Scrubs superpose plusieurs niveaux de réalité et transpose régulièrement une situation dans un autre contexte, grâce à l'imagination très vive de J.D., et son esprit qui vagabonde plus que de raison. C'est ainsi qu'il compare le pouvoir fédérateur de Turk à celui d'un prêtre de cérémonie gospel, se voit danser sur "99 Luftballoons" pour communiquer avec un patient allemand qui ne parle pas un mot d'anglais ou qu'un épisode entier, le centième de la série, se présente comme une relecture du Magicien d'Oz. A l'arrivée, on ne compte plus le nombre de parodies et références contenues dans le show, et certaines demandent même de connaître des personnalités très américano-américaines pour les saisir. Mais jamais ces clins-d'œil ne donnent l'impression que les scénaristes cherchent à meubler, puisque ces gags sont au service de l'histoire, des personnages et de leurs émotions. Y compris lorsque des invités viennent participer.
Si le degré de popularité d'une série se mesure aussi à ses guests, alors celle-ci est sans aucun doute dans le haut du panier. En l'espace de 182 épisodes répartis sur 9 saisons, elle aura en effet accueilli : Brendan Fraser, Heather Locklear, Ryan Reynolds, Dick van Dyke, Michael J. Fox, Julianna Margulies, Keri Russell ou encore un Colin Farrell alors en pleine hype, puisqu'il apparaît dans le show entre les sorties de Miami Vice et Le Rêve de Cassandre. Sans oublier les deux anciens de Friends que sont Matthew Perry et Courteney Cox, qui deviendra ensuite l'héroïne de Cougar Town, le projet suivant de Bill Lawrence. Non contente d'être drôle, émouvante et attachante, Scrubs prouve également qu'elle est cool. Et les danses de Turk n'y sont pas étrangères, pas plus que sa bande-son, avec des titres indé qui rappellent très fortement l'univers que Zach Braff développera sur Garden State et Le Rôle de ma vie, ses deux premiers longs métrages en tant que réalisateur.
UN REMÈDE À LA MOROSITÉ ?
Au moment de son lancement, à l'aube du XXIe siècle et du nouveau boom du petit écran, Scrubs devait faire face à un double-défi de taille : s'imposer dans le monde très exigeant des sitcoms ET celui des séries médicales. Ce qu'elle est parvenue à faire. Avec brio et une identité qui lui est propre, composée d'un humour redoutable et inventif, d'un vrai soin dans l'écriture des personnages et des relations qui les unissent (la bromance entre J.D. et Turk en tête), d'une grande justesse dans l'émotion et l'alternance des tons et même… d'un brin de réalisme. Oui. Si le show grossit volontairement le trait et va jusqu'au bout de ses délires, comme dans l'épisode musical, beaucoup de téléspectateurs évoluant dans le milieu hospitalier ont souligné à quel point la représentation qu'il en faisait était juste. Et notamment lorsqu'il le montre comme un panier de crabes et parle de l'esprit de compétition et des coucheries entre internes. Les aberrations du système de santé américain. Le peu de moyens dont souffre le secteur. Ou encore le fait d'y être une femme.
Sur le fond comme sur la forme, dans l'humour comme dans l'émotion, le terme "juste" est peut-être celui qui s'applique le mieux à Scrubs, dont le parcours ressemble à un sans-faute pendant 8 saisons, avec un épisode final qui fait figure de conclusion parfaite… jusqu'à ce que la 9 ne voit le jour, et ne soit massivement reniée par les fans. Ce qui est un brin excessif. Mais elle dénote clairement, ne serait-ce qu'avec son approche de "soft reboot", à savoir une manière de relancer la série avec de nouveaux personnages principaux, encadrés par quelques anciens au second plan. Loin d'être honteux, le résultat n'est pas à la hauteur des attentes et ne parvient pas à nous attacher à ses héros. Faute d'audiences satisfaisantes, la série sera donc annulée après ces 13 épisodes, qui viennent quelque peu ternir l'éclat de ce bijou de comédie, devenue incontournable avec les années. Et le remède idéal face à la morosité ambiante.