Quel rôle a joué le distributeur The Jokers sur le succès de Parasite en France ?
Bong Joon-ho : En terme de création, un film n'est réellement achevé qu'au moment de sa projection en salles, et je peux donc dire que je considère les chargés de distribution comme mes collègues car ils font partie intégrante du processus de création. Manuel Chiche, le fondateur de The Jokers, n’a pas choisi mon film comme s’il faisait ses courses dans un supermarché, mais parce que nous travaillons ensemble depuis de longues années, il avait notamment distribué le film Sea Fog que j’ai produit. Il a choisi de travailler sur Parasite avant même d’avoir lu le scénario, il souhaitait vraiment travailler avec moi sur ce projet, et c’est cette passion qui a selon moi permis au film de récolter d’aussi bons échos auprès du public français.
Ressentez-vous une nouvelle forme de pression depuis votre Palme d’or, et comment l’obtention de ce prix va-t-elle influer sur vos prochains films ?
Recevoir un prix est toujours une fierté, mais c’est en même temps un poids. Le lendemain du palmarès de Cannes, je n’avais pas l’impression que les choses avaient changé, le monde autour de moi était resté le même. C’est donc ce sentiment que je garde en tête quand je travaille, comme si rien n’avait changé, et d’ailleurs les deux projets que je développe actuellement ont été commencés avant même que je gagne la Palme.
Comment vous viennent vos idées de films ?
Cela dépend vraiment des films. Pour The Host et Okja, les idées me sont venues sous forme de fantasmes, bien entendu pas des fantasmes d’ordre sexuel mais plutôt des sortes d'illusions. Quant à Parasite, j’avais à coeur de trouver une histoire qui tournerait autour du verbe "s’immiscer", l’idée d’un hôte qui pénètre dans un corps pour s’y installer… Moi-même j’ai donné des cours particuliers pour des enfants de familles très aisées, et c’était quelque chose d’assez étrange car au fil de semaines, je m’intégrais peu à peu aux familles, dans leur vie privée, et il y avait presque un côté voyeuriste à cela.
Vos conflits avec le producteur Harvey Weinstein sur le tournage du Transperceneige ont-ils inspiré le rapport de force social de Parasite ?
Mon conflit avec Weinstein a débuté à l’été 2013 pour s’achever un an plus tard, puisque le film est sorti en 2014. Mais l’idée de Parasite n'est pas née de cette histoire, j’ai imaginé le projet quelques mois auparavant, cela n’avait donc aucun rapport avec lui d’autant que l’idée de Parasite me rendait heureux, un sentiment incompatible avec ce personnage. Mais si mon expérience avec Weinstein avait inspiré l’un de mes films, je ne dirais pas que cela serait Parasite mais plutôt Okja.
Parasite a réussi le double exploit d’attirer dans les salles des spectateurs peu connaisseurs du cinéma coréen, mais aussi de plaire pour des raisons diverses : son contenu social, ses retournements de situation, le climat du film… Mais l’une des grandes forces du film est finalement de tisser un climat de cruauté psychologique sans tomber dans le manichéisme, aucun personnage n’est blanc comme neige…
Je suis tout à fait d’accord avec vous ! Dans le film, aucun personnage n’est vraiment un saint et à l’inverse il n’y a pas non plus de véritable monstre. Cela permet dès lors de rendre le film beaucoup plus réaliste, mais cela donne aussi plus de force au dénouement ; l'acte de violence final interroge le spectateur, et c’est justement la question du "pourquoi" qui est la plus intéressante à mes yeux. Je vous rejoins également sur la cruauté psychologique que vous soulignez, il y a une forme de vérité crue dans le film, c’est-à-dire qu’elle montre des choses dont le public a le plus souvent conscience sans pour autant oser l’avouer, comme par exemple lorsque l’on est confronté à quelqu'un qui sent mauvais et que l’on ne peut pas lui dire. Il y a dans ce film un côté gênant, mais qui paradoxalement nous procure également du plaisir. D’ailleurs en Corée, certains spectateurs ont reconnu avoir eu un peu honte d’aimer le film à cause de cet aspect.
Tout le malaise du film repose à la fois sur notre capacité à comprendre ce geste de violence et en même temps à le condamner. Il est vrai que la fin de Parasite nous questionne au plus profond de nous-mêmes, sur notre propre définition de la morale…
En Corée, cette fin a effectivement divisé le public, notamment en raison du fait que certains spectateurs comprenaient ce passage à l’acte, et cette simple idée les a effrayés. Une autre partie du public en revanche ne comprennait pas ce changement d’attitude, pour eux la situation ne le justifiait pas, ce qui a provoqué des échanges avec les gens de leur entourage pour essayer de comprendre le sens de cette scène. C’est donc pour cette raison que Parasite génère des sentiments ambigus auprès des spectateurs. Pour moi cette scène doit essentiellement au talent de Song Kang‑ho car c’est un passage que nous avons tourné rapidement et le plus simplement du monde mais je pense effectivement que le sentiment est renforcé par le choix du gros plan sur son visage et son déguisement ridicule d'indien.
Vous avez confié penser que Parasite ne s’adressait qu’au public coréen, or les spectateurs occidentaux se sont énormément reconnus dans votre film, puisqu’il aborde des thèmes universels comme l’ascenseur social et l’opposition des riches aux classes plus modestes…
Je préfère plutôt parler de respect, pour moi c’est vraiment le thème central du film, ou plutôt ce qui se passe lorsque ce respect disparaît totalement. C’est le terme que je préfère employer plutôt que des mots plus académiques et durs comme capitalisme, ou lutte des classes sociales.
Parasite est disponible dès aujourd'hui en coffrets DVD / Blu-Ray.
Propos recueillis par Clément Cusseau à Lyon le 18 octobre 2019
Traduction : Yejin Kim / Remerciements : Manuel Chiche et le festival Lumière
La bande-annonce de Parasite de Bong Joon-ho, Palme d'Or 2019 :