Powaqqatsi, Koyaanisqatsi, Naqoyqatsi. Des mots pas loin d’être imprononçables, en plus d’être un cauchemar à orthographier proprement. Et qui vous assureraient au passage un carton plein au Scrabble. La trilogie culte des films "Qatsi" comme on la surnomme, est surtout l’œuvre d’un homme assez secret, un artiste et activiste singulier. Un ancien séminariste, fondateur en 1972 de l’Institute for Regional Education de Santa Fe, association caritative consacrée au développement des médias, aux arts, à l'organisation de la société et à la recherche : Godfrey Reggio. Un profil atypique, auquel il faut adjoindre celui de Ron Fricke, son chef opérateur sur Koyaanisqatsi, parti faire cavalier seul avec des œuvres dans la même veine : l’impressionnant Baraka, et plus récemment Samsara, sorti en 2013.
Des œuvres qui, si elles sont loin de parler au plus grand nombre, sont pourtant nimbées d’une aura de films cultes. C’est qu’elles comptent notamment parmi leurs inconditionnels des cinéastes plutôt aguerris. Steven Soderbergh par exemple, par ailleurs producteur du nouveau film de Godfrey Reggio, Visitors, une œuvre expérimentale consacrée à la relation entre l’homme et la technologie. "S’il y a 500 ans, les moines avaient pu s’asseoir sur une plage et faire un film, il aurait ressemblé à Visitors" a commenté Soderbergh dans sa présentation du film au Festival du film de Toronto en 2013. On l’oublie aussi un peu vite, mais entre deux Star Wars, George Lucas mit aussi la main au portefeuille pour produire les œuvres de Reggio (tout comme il le fit pour le Kagemusha de Kurosawa), ainsi que Francis Ford Coppola.
Classés par commodité au rayon "documentaire", ces films ne sont pourtant pas vraiment des documentaires au sens formel du terme. Disons plutôt qu’ils seraient plus à l’aise au rayon expérimental. Aucune voix off, des films muets, seulement accompagnés par de puissants Scores qui subliment ces albums d’images. Pour sa trilogie "Qatsi", Reggio s’était d’ailleurs adjoint les services d’un immense compositeur : Philip Glass, dont les partitions ont aussi beaucoup fait pour la renommée de ses films. C'est un ami commun qui les a présenté pour leur première collaboration, sur Koyaanisqatsi. Lorsque Reggio demanda au compositeur s'il pouvait écrire la musique du film, celui-ci lui répliqua : "je ne fait pas de musique de film". Face à l’insistance de Reggio, qui lui montra des images de son film, il se lança dans l’aventure. Il composera ultérieurement la musique de tous les autres films de Reggio. Le résultat, hypnotique et fascinant, révèle une alchimie parfaite et fusionnelle entre la musique et l'image.
Ci-dessous, la bande-annonce de Koyaanisqatsi...
De sublimes albums d'images, mais pas seulement
Nous lâchions plus haut le qualificatif d’ "albums d’images". Mais ce serait en vérité bien trop réducteur, car ces œuvres sont plus que cela. Ce sont des collages, à la manière de gigantesques toiles, où s’entrechoquent des images hallucinantes, mélangeant Slow Motion (Koyaanisqatsi est d'ailleurs un des premiers films à utiliser la technique dite du "Time lapse"), images générées par ordinateurs, Found Footage, films publicitaires, etc…dans lesquels l’Homme et son devenir est au cœur des préoccupations des deux metteurs en scène.
Son rapport à la nature et au temps qui passe, la vie rythmée par notre dépendance grandissante à la technologie, l’opposition entre l’hémisphère Nord et le Sud, les inquiétudes et la transition d’un monde qui devient de moins en moins naturel au profit de l’artificiel, les ravages de l’urbanisme mal contrôlé et la pression de la vie citadine, l’industrialisation, la vie des peuples vivant en harmonie avant qu’ils n’entrent en contact avec la technologie et n’entraîne la destruction de cultures, la surproduction de notre société de consommation, la toute-puissance de la publicité et le pouvoir de l’image…Et encore, ici, on ne cite qu’une partie des thèmes abordés.
Ci-dessous, la bande-annonce de Powaqqatsi...
Dans tous les cas, des préoccupations et thèmes majeurs plus que jamais de notre temps, et pour les années à venir. C'est dire si le propos était révolutionnaire lorsque Koyaanisqatsi est sorti en salle au tout début des années 1980. "Pour moi, l'événement majeur, peut être le plus important de toute notre Histoire, qui n'a rien de comparable dans notre passé, [...] est la transition de toute la nature ou de l'environnement naturel en tant que base de notre vie [...] La politique, l'éducation, la structure financière, la structure de la nation, le langage, la culture, les religions... Tout cela existe au sein de la technologie. Ce n'est pas le fait que nous utilisons la technologie; nous vivons la technologie. Elle est devenue l'air que nous respirons; nous ne sommes désormais plus conscient de sa présence".
En fait, c’est là que les titres de la trilogie "Qatsi" prennent sens. Tiré de la langue Hopi, Koyaanisqatsi signifie "la vie qui se désagrège, tumultueuse, en déséquilibre. Un état d’existence qui exige un autre mode de vie". À l'origine d'ailleurs, Godfrey Reggio ne voulait pas donner de titre à son film parce que "le langage n’est plus capable de décrire le monde dans lequel nous vivons", mais cela n’était pas possible pour des raisons légales. Il choisit un titre sans bagage culturel, issu d’une culture orale, pour offrir une vision différente des choses et rendre hommage à une langue "plus puissante dans sa capacité à décrire son environnement". Quid du sens du titre Powaqqatsi ? Il s’agit du nom donné par les Indiens Hopi d’Amérique du Nord a une manière d’être, une entité, qui se nourrit des forces vitales des autres êtres dans le but de favoriser sa propre existence. Quant à Naqoyqatsi, c’est la prophétie la plus pessimiste : c’est la violence de la civilisation, la guerre comme un moyen de vivre et de survie, où les civilisations s’entretuent. Autant dire qu'à la lumière des dramatiques actualités qui rythment le quotidien de l'humanité depuis de nombreuses années, Godfrey Reggio visait juste avec la thématique de son troisième et dernier volet de sa trilogie Qatsi...
Ci-dessous, la bande-annonce de Naqoyqatsi...
L'oeuvre du temps
Dans tous les cas des thèmes brassés avec une intelligence confondante, et dont la puissance du propos est rendu intelligible par la seule force des images et le génie du montage, souligné par une BO littéralement hypnotique. Des images et moments rares, forcément précieux. Car derrière ces oeuvres, il y a des trésors de patience. Beaucoup de patience; des années même.
Ron Fricke a mis 5 ans pour mener à bien son projet Samsara, et le tourner en 70mm. Fricke qui a été, jeune, profondément marqué par la découverte des sublimes plans du désert du Lawrence d'Arabie de David Lean. Sur Koyaanisqatsi avec Godfrey Reggio, "je filmais tout ce que je croyais bon pour le film, même si ce n'était pas prévu. Des levers de soleil aux façades d'immeubles, tout y passait" se souvient-il. Reggio quant à lui ne tarie pas d'éloges concernant son chef opérateur : "j'étais émerveillé par sa motivation, son attention fanatique aux détails, un maître indiscutable du plus haut niveau. [...] C'était un original, un artiste, un peintre, avec un sens inné de la composition avec les couleurs, un ingénieur mécanicien génial, mais ajoutez à cela la brillance d'un oeil artistique, [...] la sensibilité de quelqu'un d'extrêmement discipliné, et vous avez ce monstre cinéaste et réalisateur. [...] Il s'est énormément impliqué. Sans l'âme de Ron Fricke, ce film n'existerait pas".
Godfrey Reggio qui bat d'ailleurs à plate couture Stanley Kubrick qui mettait de plus en plus de temps à tourner entre deux films. Reggio, lui, n'a réalisé que quatre documentaires en près de 35 ans; le dernier avant Visitors remontant à 2002 avec Naqoyqatsi.
On peut bien entendu rester totalement hermétique à ces oeuvres. Pourtant, dans leurs formes et leurs essences, ces films représentent ce que l'on appelle du "pur cinéma". Un cinéma élémentaire, viscéral et sensoriel, qui embrasse une certaine forme de perfection, d'harmonie. Des oeuvres souvent copiées, mais jamais égalées. A vous de les découvrir.