Correspondant aux Etats-Unis pour AlloCiné depuis de nombreuses années, Emmanuel Itier, féministe convaincu et revendiqué, est également le réalisateur de films documentaires dont Femme, qui voit des personnalités influentes telles que Sharon Stone et Maria Bello s'interroger sur les problèmes de notre monde.
AlloCiné : Les révélations de ces derniers jours n’étonnent guère la presse spécialisée, tout le monde semblait savoir. Comment se fait-il qu’une enquête sur ce sujet ait autant tardé ?
Emmanuel Itier : Il y a eu une “masse” critique qui a fait basculer la fantaisie malsaine d’Hollywood en une réalité insupportable et insoutenable. De plus, depuis presqu'un an, avec l’arrivée d’un odieux personnage comme le président Trump, lui-même maintes fois accusés d’abus sexuels, les USA sont tombés dans une insécurité émotionnelle, une violence physique et intellectuelle qui a fait se monter les gens les uns envers les autres.
Les enquêtes étaient là, les affaires aussi mais toutes classées sans suite, voire carrément enterrées. Jusqu’au jour fatidique où le New Yorker a réussi à rallier suffisamment de voix pour tout dynamiter. Ce qui est intéressant, c’est que cela se passe à Hollywood alors qu’en France, Allemagne, Angleterre, Inde ou ailleurs la société couvre des dérives similaires à celles du “monstre” Weinstein.
Quel est le ressenti général en ce moment à Hollywood, alors que les révélations s'enchaînent ?
L’histoire nous l’a déjà prouvé, l’industrie du cinéma a une fâcheuse tendance à oublier ses monstres : qu’en sera-t-il aujourd’hui ?
On se rend bien compte qu’il y a un triste effet domino et de malaise général. Certains choisissent de ne pas en parler mais le sujet commence à inonder tout le business d’une vraie amertume, d’une vraie horreur. Tout le monde a déjà presqu'oublié le massacre de Las Vegas au profit de l'affaire Harvey Weinstein. Je pense que cela ne changera rien car c’est un problème plus global de société. C’est donc un dialogue ouvert qui doit s’enclencher et s’articuler sur plusieurs niveaux et qui ne sera pas résolu de sitôt. Mais il faut se mettre au travail et corriger ces dérives humaines.
"Satistiquement, les hommes sont dans des positions de pouvoirs forts à 80-90%"
A Hollywood, les insinuations étaient nombreuses. Seth MacFarlane l’affirmait à demi-mots en 2013, lors de la cérémonie des Oscars, la série "30 Rock" blaguait sur ce sujet. Pour autant, rien n’a jamais bougé. Hollywood a-t-elle banalisé ces abus ?
Non, l’abus sexuel et le harcèlement n’ont jamais été banalisés MAIS depuis deux semaines des sénateurs femmes essaient de changer la loi. Dans toutes les affaires de harcèlement sexuel commis par un producteur ou un réalisateur qui paie le silence de sa victime, la loi dit qu’il n’y aura pas d’inscription notable dans les médias. Donc les cas sont étouffés et enterrés, avec le consentement de la victime qui est rémunérée (parfois des millions comme dans l’affaire Michael Jackson, ou dans des affaires pas très claires avec Michael Douglas et autres grand noms).
Depuis au moins une dizaine d’années, Hollywood pousse au respect des femmes en tant que partenaires à niveau égal que cela soit pour les salaires ou des postes importants. Mais encore une fois nous sommes dans un monde où statistiquement, les hommes sont dans des positions de pouvoirs forts à 80-90%. Et donc le vent “macho dominant agressif” qui règne encore à Hollywood laisse très peu de place pour les femmes. L’évolution se fait sentir peu à peu, notamment depuis que certaines femmes comme Sherry Lansing (Paramount) ou Amy Pascal (Sony) sont devenues les "big boss" de studios américains.
Harvey Weinstein quitte ses fonctions à la tête de la Weinstein Company [MIS A JOUR]Justement, beaucoup d’actrices deviennent aussi productrices. Est-ce leur façon de prendre le pouvoir ? D’inverser la tendance ou au contraire de fuir ces comportements libidineux et destructeurs ?
Oui c’est le cas de Charlize Theron, Angelina Jolie, Reese Witherspoon, Drew Barrymore et tant d’autres ! De prendre le pouvoir après avoir été elles-mêmes victimes d'abus ! Et ceci n’est pas nouveau à Hollywood car on se souvient du vent de révolution qui avait soufflé contre le “studios system” (où les acteurs étaient des "esclaves" sous contrats annuels devant accepter n'importe quel rôle) avec la création des Artistes Associés en 1919 par D.W. Griffith, Charlie Chaplin, Douglas Fairbanks et la rebelle: Mary Pickford !
La Weinstein Company rencontre des difficultés financières depuis quelques mois. Ces prises de paroles sont-elles liées à cet affaiblissement ? Y’avait-il un bon timing pour parler ?
C'est une bonne question ! C’est certain qu’entre l'affaiblissement des Weinstein depuis au moins cinq ans (moins de films, moins de nominations au Oscars, moins d’investisseurs…), une dette de leur compagnie estimée à 400 millions de dollars, l’accumulation d’engueulades d’Harvey avec la moitié du show business à cause de son tempérament impossible et de son comportement à la Marlon Brando dans Le Parrain, tout ceci semble avoir plongé la Weinstein Company et son patron dans des sables mouvants. Alors, peut-on parler de “bon timing”, de “complot” saisissant l’occasion pour liquider la compagnie et la consolider avec une autre plus grosse? Je pense que c’est une possibilité.
En tout cas, cette affaire et son timing sont louches et on ne peut que penser qu’il y a des “forces” agissant dans l’ombre pour se débarrasser d’Harvey mais aussi de son frère Bob. Ce dernier est encore aux commandes de ce Titanic du showbiz mais il est maintenant depuis peu la cible lui aussi d'accusations de harcèlement sexuel, notamment de la part d'une des productrices de la série The Mist, produite par The Weinstein Company.