Allociné : Vous avez dit à propos de l'adaptation : "Pour être fidèle, il faut trahir". Une phrase qui ne ressemble pas à votre cinéma en général mais à ce film en particulier...
Stéphane Brizé : "Oui, une phrase qui est également ironique si l'on considère l'histoire de mon héroïne. Le rapport à l'adaptation est une drôle de chose. On accède à une oeuvre par sa force littéraire, ce qui est le cas avec Maupassant, mais il s'agit ensuite de s'en défaire. Il faut combattre ce qu'on a au départ aimé. Dans le cas de grands romans comme ça, il y a aussi un troc avec le public car ce sont des romans qui existent dans l'insconscient collectif, les gens connaissent l'histoire donc on ne peut pas tout effacer de cette histoire ; chose que j'avais faite dans Mademoiselle Chambon. Le film n'a strictement rien à voir avec le roman vu qu'il n'y avait qu'une scène en commun. Cela n'empêchait pas l'adaptation qui était un écho aux personnages.
L'adaptation est une bataille contre la littérature
Pour Une vie, je ne pouvais pas faire la même chose car les événements dramaturgiques sont très bien pensés par l'auteur. Par contre, j'ai été obligé d'inventer un chemin de cinéma pour relier les éléments saillants du récit. Il s'agit en outre d'une histoire qui met en scène le temps, et l'outil que Maupassant convoque est celui de la chronologie. Dans un film de deux heures, je dois en même temps raconter toute l'histoire mais si je m'attarde de la même manière que lui sur les événements, je fais un film de dix heures. Donc il ne s'agit pas de survoler les événements mais de les traiter différemment pour qu'ils gardent la même force émotionnelle. L'ellipse m'a permis ici de traduire le vertige du temps, alors que c'est l'outil même du non temps. L'adaptation est une bataille nécessaire contre la littérature. La trahison est là car il a fallu oublier la littérature et l'organisation de Maupassant, ne plus être dans la déférence.
Avez-vous eu à renoncer à des aspects du roman qui vous tenaient à coeur ?
Il y a eu des questions économiques, notamment lorsqu'à la fin du roman, mon héroïne vient à Paris. Maupassant décrit la Gare Saint-Lazare avec son tumulte et les rues de Paris. Vu que cela a un coût, je me suis demandé si c'était nécessaire au récit. Pouvais-je traduire autrement le mouvement dramatique si je n'avais pas les moyens de filmer cela? Il se trouve que je n'ai pas ressenti l'utilité d'aller à cet endroit-là. Il faut trouver des outils pour reconstruire ce mouvement à l'intérieur du récit. Les questions que je me pose sont : qu'est-ce qui est utile à la dramaturgie ? Qu'est-ce qui résonne? Maupassant, par exemple, règle des comptes avec une noblesse normande poussiéreuse, or je n'ai pas cela à régler, et ce sont des scènes qui ne font pas avancer la dramaturgie.
Un regret oui : la tante Lison dans le roman est effacée, vit avec un regret amoureux. C'est un personnage extraordinaire mais je n'ai pas trouvé l'espace pour m'intéresser à elle, notamment parce que le film, à la différence du roman, est intégralement du point de vue de Jeanne. A partir du moment où je ne peux pas passer de temps avec ce personnage, je ne peux le gérer, il n'a plus de nécessité. Je le regrette un peu. De même la mort des amants est différente de celle du roman à cause de ce point de vue unique.
Pourquoi avoir opté justement pour ce point de vue unique ?
C'est La Loi du Marché qui a déclenché mon envie de me focaliser sur Jeanne. Le scénario a été écrit avant ce film et n'était pas du point de vue de l'héroïne. C'est l'expérience très forte du point de vue unique sur Vincent Lindon qui m'a fait réécrire intégralement le scénario, qui a trouvé alors sa force, sa tension dramaturgique.
Pourquoi avoir choisi d'adapter ce roman-là parmi tant d'autres classiques? Et pourquoi à ce moment-là?
Parce que je me sens en totale fraternité avec le personnage. Oui, j'aurais pu inventer cette histoire ! Elle existait et je m'en suis emparée, mais j'ai l'impression qu'elle a été écrite pour moi. Je comprends tout de ce qu'il en dit. Bien sûr, Maupassant n'y a pas forcément projeté tout ce que je projette, de la même manière que le spectateur va y projeter autre chose que moi. Le regard de Jeanne sur le monde, la construction de sa désillusion, je l'ai vécu.
Je n'étais pas moi-même préparé à la brutalité du rapport à l'Autre
J'ai eu le sentiment d'entrer dans l'âge adulte avec une idée candide de l'homme et j'ai découvert la brutalité du rapport à l'Autre, du mensonge, de la duplicité. Je n'y étais pas préparé. Contrairement à Jeanne, j'ai mis en place des défenses, mais ce qui me touche dans cette héroïne, c'est que ce regard qui reste accroché à une haute idée du monde, est beau et tragique.
Il y a beaucoup de lien entre La Loi du Marché et Une Vie, entre ces deux personnages qui ont chacun une très haute idée de l'Homme. Chacun à leur manière clame que son humanité vaut plus que ce qu'on en dit et refuse le système. Tous deux ont une forme d'entêtement suicidaire. Bien que les époques soient différentes, je vois deux films sur la fin des illusions. D'où le fait de les faire dans un espace-temps commun.
On vous sait profondément ancré dans votre époque et attaché à ses problématiques. En quoi Jeanne est elle une femme d'aujourd'hui et non d'hier ?
J'ai besoin de mettre de moi dans les personnages que je mets en scène, parce que je me dois de travailler une matière que je maîtrise. Jeanne n'est pas une femme soumise. Elle croit en quelque chose de l'Homme et s'accroche désespérément à cette utopie et cela crée son drame, mais elle ne subit pas.
Un film sur la condition de la femme au XIXe siècle ne m'aurait pas intéressé
Cette histoire n'est pas une histoire sur la condition de la femme au XIXe. Si c'était le cas, ça ne m'intéresserait pas car ça ne raconterait rien de mon rapport au monde et de notre époque, même si des femmes subissent les contraintes sociales dans le monde. Je m'intéresse à ce roman qui entre en écho avec moi parce que Jeanne est intemporelle. Le costume renvoie ici à l'universalité du propos pour moi. Ses parents lui demandent son avis pour le mariage, ils sont modernes en cela et elle n'est jamais contrainte.
Quand on vous demande comment vous dirigez vos acteurs, vous répondez "je les choisis". Comment arrivez-vous donc à choisir les meilleurs acteurs français ?
Ma démarche est très documentaire. Je fais, à travers mes fictions, un documentaire sur chacun des acteurs et je le leur dis très frontalement. On ne parle jamais du personnage. Je prends les gens pour ce qu'ils sont, il n'y a qu'eux qui m'intéressent, leur rapport au monde. Je leur dis donc de ne pas essayer de construire quelque chose, de ne pas être dans la composition car cela ne m'intéresse pas.
Mes fictions sont en fait des documentaires sur mes acteurs
Je vais donc choisir des gens en capacité de disponibilité, ou des acteurs professionnels mais des grands acteurs car seuls en sont capables, ou des non professionnels qui, pour certains, par essence peuvent être eux-mêmes devant la caméra. Il y a des acteurs qui créent immédiatement de la perspective avec les personnages. Ils ne sont pas simplement justes, ils convoquent en plus quelque chose qui a l'air d'être du passé du personnage alors qu'il s'agit du leur. Il y a un mystère là-dedans, dans cet état de disponibilité totale au jeu. C'est très unique.
On comprend l'évidence Vincent Lindon dont vous avez imposé mieux que personne le talent. Comment avez-vous décelé le potentiel de Judith Chemla ?
Judith arrive au casting avec quelque chose de très étrange : alors que 99 % du temps, un jeu de séduction se met en place, Judith arrive dégagée de cette question-là. Elle ne va pas pour autant ne pas se faire désirer mais elle n'est pas dans une problématique de séduction. Sans forfanterie, elle se dit je pense "On va vouloir de moi ou pas, par qui je suis et non par ce que je vais tenter de fabriquer avec le metteur en scène."
Judith Chemla est arrivée dégagée de toute problématique de séduction
C'est une note très unique et Judith ne fait pas le bruit qu'il faut. On lui donne un texte et elle ne donne pas la petite musique clichée qui va spontanément apparaître à la lecture d'une scène. Elle est en dehors de cela, à l'endroit de sa propre vérité. Comme Jeanne a un rapport intense au monde, je vais sur ce cas-là utiliser le rapport très unique de Judith au reste du monde. Je choisis un acteur, un rapport au monde et je m'attache à ce qu'il ne soit jamais recouvert par la fabrication. Le travail est de créer un espace où la personne dans cette position très dénudée, sente qu'il ne lui arrivera rien.
Vous avez été formé à jouer vous-même, est-ce de là qu'est né ce rapport primordial à vos acteurs ?
Je n'ai jamais gagné ma vie avec le jeu mais je me souviens parfaitement de l'incroyable état de fragilité que j'avais lorsque j'allais à un casting. Ce moment qui n'est pas si agréable que cela, où l'on se sent un peu jugé. Je fais donc hyper attention à la manière dont je les reçois, le fait qu'ils ne doivent pas sentir qu'ils sont au milieu d'autres gens. Je fais vraiment attention. C'est surtout de mon rapport à la vérité que vient ce rapport, une nécessité de dépouillement.
Ne me racontez pas de bobards, faites juste avec ce que vous êtes
Comme si je leur disais : "Ne me racontez pas de bobards, faites juste avec ce que vous êtes, le reste ne m'intéresse pas." Il y a quelque chose d'utopique dans ce rapport avec les acteurs... Je fais le lien en vous en parlant, je m'aperçois qu'il y a un rapport forcené à la vérité dans tout cela. Il n'y a que leur vérité qui m'intéresse, le reste ce n'est pas de la vérité.
Et après ces deux films très proches dans le temps et le thème, dans quoi vous engagerez-vous ?
Après avoir enchainé ces deux films, j'ai besoin d'un espace vacant pour remplir de nouveau mon imaginaire du réel. Même Une Vie a nécessité une expérience du réel, sinon on ne nourrit sa fiction que de fiction et à un moment cela devient stérile. Il faut une nécessité qui va de nouveau recréer de la fiction. C'est épuisant d'enchaîner.
Je suis nourri par la vie, je vais voir le plus de films possibles mais je ne me positionne pas par rapport à d'autres films ou réalisateurs. Bien sûr, ils peuvent nourrir des questions de dramaturgie. Mon travail, c'est justement d'essayer d'être à ma place, avec mon regard. C'est comme cela qu'on crée quelque chose de singulier.
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