Cinéphage et cinéphile notoire, Quentin Tarantino n'aime rien tant que décortiquer à l'envie ses coups de cœur conjugués au passé ou au présent, et conseiller des films. De la très lointaine époque, - celle où il travaillait dans un vidéo-club - où il conseillait ses clients avec des films qu'il emmènerait sur une île déserte, en passant par la distribution de balles perdues et entreprises de déboulonnage en règle de films parfois culte et adorés du public, Q.T. brasse extra large, du chef-d'œuvre au film bis, voire Z.
Venu au pays des kiwis en 2016 pour y assurer la promotion de son dernier film, Les Huit salopards, le cinéaste avait accordé un entretien vidéo à Radio New Zealand (RNZ). Le journaliste lui demande alors dans la discussion s'il connaît bien les films néo-zélandais, et éventuellement quel serait son préféré.
Il ne faut pas attendre longtemps pour que Tarantino dégaine, se déclarant être un amoureux transi du cinéma néo-zélandais. "Mon film préféré ? Sans hésiter, je pense que Utu est le plus grand film néo-zélandais de tous les temps !"
Bonheur absolu de le voir citer cet extraordinaire film, encore trop méconnu hélas...
Un chef-d'œuvre en devenir
En 1995, le cinéaste néo-zélandais Lee Tamahori, né d'un père maori, frappa très fort avec son premier long métrage en tant que réalisateur, le puissant et terrible L'âme des guerriers. Un portrait sans complaisance du peuple maori, dont les conditions de vie se sont détériorées à force d’être engloutis par une culture dite "civilisée". Une œuvre qui avait la vigueur d'un sacré uppercut, d'une grande violence.
Mais c'est oublier un peu vite que, une décennie plus tôt, un autre cinéaste néo-zélandais frappa aussi fort avec un pur chef-d'oeuvre : Utu, de Geoff Murphy. Le lien entre les deux n'est d'ailleurs pas artificiel : Lee Tamahori fut premier assistant réalisateur sur le film de Murphy.
Utu, c'est l'histoire de Te Wheke, un éclaireur des troupes coloniales britanniques, qui retrouve sa tribu massacrée par l'armée pour laquelle il travaille. Trahi et fou de douleur, il jure de se venger et d'infliger le même châtiment - UTU - aux Pakehas (les Néo-Zélandais d'origine européenne). Et ce châtiment sera terrible pour l'envahisseur...
Figure importante de la nouvelle vague de réalisateurs néo-zélandais qui a émergé dans les années 70, Geoff Murphy se fait remarquer au début des années 80 avec trois films : le road movie Goodbye Pork Pie en 1981, Utu en 1983, et un film post-apo, Le Dernier survivant, en 1985.
Ce récit, qui plonge ses racines dans un passé colonial éminemment douloureux, mêle puissante et brutale fresque historique à un western aux paysages hypnotiques. Livrant un long-métrage spectaculaire sans jamais se départir d'un souffle lyrique, intimiste et poignant, Murphy dirige de main de maître son acteur principal, l'incroyable Anzac Wallace, intrépide chef de guerre maori au moko (tatouage traditionnel) lui couvrant intégralement le visage. Une performance de Wallace d'autant plus remarquable qu'il n'était, à cette époque, même pas acteur, mais "simple" syndicaliste.
Utu fut un des plus grands succès du cinéma néo-zélandais. À l'époque, son budget de 3 millions $ (environ 30 millions $ aujourd'hui) en faisait la production la plus chère de l'histoire du pays. Il fut d'ailleurs le tout premier film néo-zélandais à être présenté au Festival de Cannes en sélection officielle. Après sa sortie en Nouvelle-Zélande, le film fut remonté et distribué dans le monde dans une version plus courte, notamment aux Etats-Unis, pour sa sortie en 1984.
Un destin salement cabossé
Mais le destin de Utu fut salement cabossé. Le film eut beau être adoubé par une partie de la critique, notamment par l'équipe de feu le magazine Starfix dans lequel Nicolas Boukhrief ne tarissait pas d'éloges sur le film, Utu est resté durant 35 ans invisible, notamment en raison de problèmes de droits. Et fut même gravement mutilé et menacé de disparition : pour faire leur propre version, les producteurs de l'époque avaient utilisé le négatif original, et non pas une copie...
Après un très long et coûteux travail de restauration auquel fut associé Geoff Murphy, qui a remonté Utu dans une version bien plus conforme à son souhait de départ, le film a été présenté dans la section Cannes Classic en 2017, et accompagné d'une ressortie - certes limitée - en salle chez nous, qui n'a malheureusement attiré que 1330 spectateurs...
C'est dire s'il reste encore du travail pour évangéliser les foules autour de ce fabuleux film, assurément le meilleur de son réalisateur, hélas décédé en 2018 à l'âge de 80 ans. Au moins aura-t-il eu la satisfaction de voir son chef-d'œuvre sauvé de l'abîme et de l'oubli. Une œuvre qui contribua grandement à révéler tout un pan de la culture maorie et le douloureux passé colonial de l'île, que beaucoup à l'époque ignoraient ou se refusaient à admettre.