Qu'il se hisse sur les cimes du box office ou qu'au contraire il se fracasse devant ses portes, le destin d'un film ne se résume pas toujours à la manière dont il se comporte dans les salles obscures une fois sorti. Son destin peut aussi se jouer durant deux étapes préliminaires, non moins importantes.
La première, ce sont les projections tests. Moment de stress légitime pour le studio et l'équipe du film, réalisateur en tête, la projection-test peut aussi virer au cauchemar et à la catastrophe; les exemples en ce sens abondent.
De là ont découlé de fameux moments de tensions entre le réalisateur, parfois dépossédé de son oeuvre, des coupes imposées ou faites dans son dos, une vision artistique complètement bridée donnant une oeuvre totalement dénaturée. Avec parfois, in fine, une lourde sanction économique à la clé sous forme d'un gros échec commercial en salle. Nous avions consacré un sujet à celles-ci.
L'autre, ce sont les (avant) Premières des films. Des moments qui sont censés être, du moins sur le papier, des instants de célébrations, où l'équipe du film, réalisateur / réalisatrice en tête, dévoile au public sa vision artistique, parfois acquise de haute lutte.
Mais ces instants ne sont pas toujours des séquences paisibles. Elles peuvent se révéler absolument désastreuses, au point d'obérer gravement la carrière de l'oeuvre en salle.
Reservoir Dogs, "un p..... de désastre"
Présenté en hors-compétition au Festival de Cannes en mai 1992, Reservoir Dogs reçu un accueil particulièrement enthousiaste. Le monde découvrait alors un cinéaste de 29 ans promis à un brillant avenir, en plus de devenir le nouveau fétiche du cinéma indépendant : Quentin Tarantino.
De quoi atténuer sensiblement chez le réalisateur le souvenir douloureux de la toute première présentation du film au festival de Sundance le 21 janvier de la même année, qui fut, selon ses propres termes, un "putain de désastre".
Selon lui, les gens quittaient même la salle avant la fin. Parmi les insatisfaits se trouvait alors Wes Craven : "Le mec qui a fait La Dernière maison sur la gauche est sorti de mon film !" s'indignait-il. "J'imagine que c'était trop dur pour lui."
Comme une douloureuse loi de Murphy, les ennuis se sont semble-t-il enchaînés : le projecteur de la pellicule n'était pas équipé pour le format cinémascope, et une panne d'électricité est arrivée peu de temps avant la scène finale.
"C'est arrivé au moment où tout le monde se crie dessus dans le dernier chapitre, et tout à coup, les lumières s'allument. Et les gens se disent "Oh merde qu'est-ce qui se passe ?" Puis ils baissent les lumières. Puis finalement tout le monde pointe son arme sur tout le monde dans le film et presque, comme si c'était fait exprès, au plus fort de cette scène, il y a une panne de courant. [...] C'était un putain de désastre" racontait Q.T., lors de sa venue festival du film de Tribeca, en 2017.
Heureusement pour le cinéaste, une seconde projection fut organisée à Sundance une semaine après, cette fois-ci pour les pontes de la puissante Creative Artists Agency, qui gère justement les intérêts des talents sous contrats avec elle.
Une projection qui avait réuni à peu près tout le gratin hollywoodien travaillant dans les coulisses de l'industrie, entre agents artistiques et Executives de Majors. De quoi aider l'étoile de Tarantino à être catapultée au firmament.
Highlander II, le chemin de croix de Russell Mulcahy
Presque conçu comme un énorme clip MTV de près de 2h sur fond de musique de Queen qui a quand même pas mal vieilli (le film, pas la musique), Highlander, sorti en 1986, a permis au réalisateur australien Russell Mulcahy d'acquérir une renommée internationale. Quatre ans plus tard, la suite des (més)aventures de ces guerriers immortels incarnés par Christophe Lambert et Sean Connery ne semble avoir fait que des mécontents.
"je détestais ce script. On le détestait tous. Moi, Sean, Chris, on ne l’a fait que pour le pognon. Le truc se lit comme s’il avait été écrit par un garçon de 13 ans. Mais je n’avais jamais joué un guerrier barbare avant cela et c’était un de mes premiers grands rôles de méchants. Je me suis dit que si je devais être dans ce film stupide, autant m’amuser et en faire des caisses" racontait aimablement, des années plus tard, l'acteur Michael Ironside, qui campe dans le film un personnage du nom de "général Katana".
Et d'ajouter : "Tous ces roulements d’yeux, grognements et clins d’oeil à l’écran, c’était moi qui avait décidé que si je devais être dans une merde, comme ce film, eh bien j’allais en être la putain de chose la plus mémorable, et je pense que j’ai réussi".
Plombé par un scénario réécrit de nombreuses fois, un tournage et des soucis financiers très problématiques en Argentine, qui obligeront la société d'assurance à reprendre le contrôle créatif du film, un Christophe Lambert perdant carrément son cachet dans de mauvais placements, un Sean Connery venu toucher son chèque pour tourner une petite semaine, un montage en enfer... C'est peu dire que l'aventure de ce Highlander II fut un désastre et un naufrage intégral.
Tellement que Mulcahy tenta de faire retirer son nom des crédits du film, mais se heurta à une fin de non recevoir. Motif ? Il n'était pas membre de la Directors Guild of America. De fait, il ne put contraindre la compagnie d'assurance, qui l'avait dépossédé du film, à retirer son nom de l'affiche...
L'estocade finale, sur un film déjà sérieusement amoché, fut portée lors de l'avant-première du film. Le public ne goûta pas davantage la tambouille cinématographique. Mulcahy, quant à lui, sorti de la projection de son propre film au bout de 15 min, pour ne plus reparaître. Christophe Lambert menaça de faire de même.
Quelques années plus tard, Mulcahy fera contre mauvaise fortune bon coeur : il fut à nouveau invité à la table de montage pour livrer une Director's Cut, baptisée Highlander II - Renegade Version. Il rappella également quelques acteurs du film pour tourner des scènes supplémentaires et redoubler d'anciennes. Si le résultat se révèle être incontestablement meilleur que la première version du film sorti en 1991, il n'en fait hélas pas non plus un film mémorable...
Une Porte du Paradis qui s'ouvre en Enfer
En 1979, Michael Cimino est le cinéaste le plus courtisé d'Hollywood, après la moisson d'Oscars effectuée par son chef-d'oeuvre absolu, Voyage au bout de l'Enfer. A peine deux ans plus tard, il devient un véritable paria. Que s'est-il passé entre les deux ? La Porte du Paradis.
Pour tout dire, certains ne pardonnent toujours pas à Cimino cette cruelle démystification de l'Ouest américain, ni d'avoir provoqué la faillite de la United Artists, le mythique studio fondé par Charles Chaplin, D.W. Griffith et Mary Pickford, en raison de ses multiples dépassements de budget.
Tout au long du tournage, Michael Cimino a fait preuve d'un perfectionnisme frisant la mégalomanie. Il y avait déjà quatre jours de retard sur le planning après cinq jours de tournage car il n'était pas rare que le cinéaste fasse 50 prises d'une même scène.
Au final, le tournage s'est étalé sur 165 jours. Cimino alla jusqu'à faire refaire les espacements entre les édifices d'une rue parce leurs écarts n'était pas le bon, ou repeindre une prairie qu'il jugeait pas assez verte... Les rumeurs enflèrent bien vite, comme celle où on l'accusa d'avoir dépensé 50.000 $ en cocaïne sur le tournage.
Une autre petite anecdote qui en dit long. Quand l'assistant réalisateur s'adressa une fois à lui en plein après-midi, pour lui signifier qu'une pause déjeuner serait quand même bienvenue, Cimino lui répliqua un cinglant "Déjeuner ? Ca [le tournage] c'est plus important que le déjeuner !" Une sortie de piste (de plus) qui a valu au réalisateur le surnom de "Ayatollah Cimino". Ambiance...
Le montage fut tout aussi épique puisque Cimino, possédant le "Final cut", posta un garde armé devant la salle de montage qui avait pour ordre de ne laisser entrer aucune personne en provenance d'United Artists. Le studio fut horrifié lorsqu'il découvrit le tout premier montage du film, issu de 220h de rush, d'une durée de 5h25. Cimino expliqua même avoir fait une concession en coupant déjà 15 min dedans.
La durée du film était de toute façon inexploitable, et Cimino ramena sous la contrainte le montage à 219 min. Ce montage ne fut projeté qu'une fois à l'occasion de la première à New York le 19 novembre 1980. Mais le mal était déjà fait. "C'est un désastre inqualifiable" lâcha la critique Presse, avec un public à l'unisson.
Rapporté dans un passionnant article de la BBC autour du film maudit en 2015, Jeff Bridges se souvenait ainsi du silence de mort dans la salle, grimaçant même en racontant l'anecdote. "Après tout ce travail, c'était terrible..."
Déjà échaudé par l'accueil glacial fait au film ce soir du 19 novembre 1980, Cimino accusa logiquement encore plus le coup à la lecture des critiques Presse assassines publiées le lendemain matin. Une porte du Paradis qui ouvrait en réalité sur l'Enfer.
"La Porte du Paradis est un lamentable échec" écrivit Vincent Canby, journaliste critique du New York Times. "Vous pouvez suspecter Michael Cimino d'avoir vendu son âme au Diable pour obtenir le succès de Voyage au bout de l'Enfer, et le Diable vient réclamer son dû".
The Brown Bunny, tué par son accueil cannois
Que serait le Festival de Cannes sans ses indéboulonnables polémiques ? L'Histoire du festival est en effet jalonnée par de nombreux coups de sang et dramas autour de certaines oeuvres présentées en avant-première.
En 1960, Michelangelo Antonioni déclencha une polémique monstre autour de son film L'Avventura, dont la projection sera gâchée par les sifflets, huées et ricanements d'un public exaspéré par la lenteur de cette méditation existentielle. Une séquence traumatisante pour la tête d'affiche du film, Monica Vitti, qui sortira en pleurs de la projection, sous le regard indifférent du réalisateur.
On pourra rajouter la projection houleuse du Viridiana de Luis Buñuel, accusé de blasphème; le scandale monstre à l'issue de la projection de la toute aussi monstrueuse Grande Bouffe de Marco Ferreri; le scandale de la violence du film choc de Michael Haneke, Funny Games; celui du film Irréversible; celui d'Antichrist de Lars Von Trier... La liste est longue.
Une courte liste qui ne saurait être exhaustive sans évoquer la projection du film The Brown Bunny de Vincent Gallo, présenté en compétition en 2003.
Sur sa première réalisation, le beau film Buffalo'66, il cumulait déjà les casquettes de réalisateur, scénariste, interprète principal, producteur associé, et même compositeur. En bon Control Freaks, Gallo souhaite maîtriser au maximum la création de ce film, dont il porte le projet en lui depuis des années. Exigeant, ingérable dirons certains, il ira même jusqu'à se brouiller avec une partie de son équipe technique, y compris les comédiens comme Anjelica Huston.
Qu'à cela ne tienne, il fait quasi cavalier seul dans son second film choc, The Brown Bunny donc. La projection est une catastrophe : sifflets nourris, insultes... L'estocade est portée lorsqu'une partie du public, hilare, découvre le générique de fin d'un film que certains jugent narcissique jusqu'au délire. Gallo est crédité en tant que réalisateur, scénariste, acteur principal, compositeur, monteur, directeur artistique, chef opérateur, chef décorateur, chef costumier, caméraman et producteur.
Gallo est logiquement mortifié par l'accueil réservé à son film. Le très influent critique cinéma américain Roger Ebert, présent dans l'assistance, qualifiera The Brown Bunny de "pire film de l'Histoire du festival de Cannes".
Gallo décochera une flèche avec l'élégance d'un poète, le qualifiant de "gros porc avec un physique de marchand d'esclaves". Ce à quoi Ebert répondit : "C'est vrai que je suis gros, mais un jour je serai maigre, et il sera toujours le réalisateur de The Brown Bunny".
"Ce n'est pas très agréable que les gens soient si méchants. Je suis très déçu. C'est un désastre et c'était une perte de temps. Je m'excuse auprès des financiers, mais ce n'était pas mon intention de faire un film prétentieux, complaisant, inutile" assènera Gallo à l'issue de ce fiasco...
En attendant le suivant, qui aura lieu en 2010, après la projection de son film Promises Written in Water, présenté en avant-première à la Mostra de Venise. Vexé par l'accueil, il récupérera toutes les copies du film et décidera de ne plus le montrer.
The Nightingale, entre réactions racistes et attaques sexistes
En 2014, la cinéaste australienne Jennifer Kent avait frappé fort avec son tout premier film, Mister Babadook. Un film d'épouvante aussi intelligent qu'élégant, à la profondeur thématique pas si fréquente dans ce registre. Présenté en avant-première au festival du film de Sundance, il avait remporté un franc succès.
Quatre ans plus tard, son film suivant, The Nightingale, a reçu un accueil nettement plus contrasté du public, lorsqu'il fut présenté dans le cadre de la Mostra à Venise.
Sorti directement chez nous en VOD, film à ranger au rayon du sous-genre Rape & Revenge, The Nightingale déroule son intrigue en Tasmanie au début du XIXème siècle, dans une Australie colonialiste. Il relate la revanche de Clare (formidable et impressionnante Aisling Franciosi), une jeune domestique irlandaise voulant s’affranchir du lieutenant anglais qui lui avait promis des papiers.
Après une violente altercation, Clare se fait violer par ce lieutenant et ses deux sbires, qui tuent son mari et son bébé. Ivre de rage et de douleur, la jeune femme va alors tout mettre en oeuvre pour se faire justice et va trouver l’aide inattendue de Billy (Baykali Ganambarr), un aborigène.
Certains spectateurs de la projection à la Mostra furent pris de malaise. Il faut dire que Jennifer Kent ne ménage pas vraiment son auditoire durant près de 2h20, entre massacres, viols et infanticides, même si l'on ne saurait évidemment réduire ce puissant film -et visuellement sublime- à un catalogue d'horreurs.
La séance fut très agitée et tendue, avec même des réactions racistes (des spectateurs applaudissant lorsqu'un personnage positif du film, un aborigène, se fait tuer, pour situer le niveau...). Un journaliste balança un "Honte à toi salope !!!", lorsque le nom de la réalisatrice s'afficha au générique de fin. Le lendemain des incidents, l'organisation du festival présenta ses excuses, et décida de retirer l'accréditation au journaliste en question.
La Première du film fut éclipsée non seulement par ces incidents, mais aussi par Kent qui a dû continuellement défendre les représentations extrêmes de violences sexuelles dans son film contre les attaques sexistes sur elle et son oeuvre. Une position d'autant plus inconfortable qu'elle était la seule femme réalisatrice en compétition à Venise cette année-là.
Interrogée en conférence de presse le lendemain de cette projection houleuse, Kent déclara : "Je suis très fière du film et de mon équipe pour avoir osé raconter une histoire qui doit être racontée. L'amour, la compassion, la gentillesse sont notre bouée de sauvetage, et si nous ne les utilisons pas, nous tomberons tous dans le trou".