Le voyage à la poissonnerie est toujours un dépaysement total. Odeur et couleurs se mêlent à des noms de poissons exotiques. Parfois, une tête décorative semble vous accuser de dévorer ses congénères. Parfois, des crabes et autres crustacés au fond d’un aquarium avancent comme vous pensez déjà au festin qu’ils composeront, quand ils seront ébouillantés vivants. Au milieu de ces papillotes de couleurs, un nom prend une importance non négligeable : la perche du Nil. Filet dont la seule vision vous transporte sur les traces du docteur Livingstone, bravant cannibales, jungle hostile et animaux sauvages. Mais le film d’Hubert Sauper est là pour replacer la triste réalité. Tous ces clichés sur les sources du Nil sont bien éculés. Et de nature, il en reste peu dans la région des grands lacs. Par une démonstration édifiante, le réalisateur passe à la moulinette de sa caméra la géopolitique régionale. Ou comment un poisson est devenu la plaque tournante du commerce de la mort. Car cette fameuse perche n’est pas une espèce endogène. Elle fut introduite « par mégarde » et par des scientifiques occidentaux, dans les années 60, dans les eaux du lac Victoria, berceau de l’humanité. Petit à petit, ces horribles poissons – un mélange de Guy Carlier pour le regard et de Sim pour le design – ont détruit toute sa faune. Pour le plus grand bonheur de notre palais, puisque 500 tonnes de ce poisson sont exportée chaque jour dans des avions pilotés par des Russes bourrés. Pour le plus grand malheur des habitants locaux, qui continuent à mourir de faim. Pour le plus grand danger de tous, tant le déséquilibre du lac pourrait avoir des conséquences sur l’écosystème de l’Afrique centrale, et par conséquent sur le monde entier. Hubert Sauper, en dressant le portrait croisé de ces Russes, Tanzaniens, Indiens et autres conseillers du FMI, touche là où ça fait mal. De la mondialisation déraisonnée aux conflits africains (ceux qui arrangent beaucoup de monde) en passant par le dérèglement écologique, il parvient avec cette perche tendue vers chacun de nous à expliquer l’inexplicable. La fable du poisson qui se transforme en kalachnikov.