Les premiers plans suffisent pour nous faire comprendre.
Certes, à voir de tels cadres fixes et soignés, à contempler cette photographie chaude et lumineuse, et à constater ce décor bien propret de pensionnat pour filles du début de siècle dernier, on est en droit de se dire qu’on va assister là à du cinéma des plus classiques.
Pourtant le dispositif est trompeur. Volontairement.
Derrière l’innocence de ces jeunes-filles en fleur radieuses et souriantes ; au-delà de cette joie naïve à découvrir le monde extérieur hors d’un cadre institutionnel des plus restrictifs, on sent déjà que quelque-chose infuse.
… Que quelque-chose opère.
Cette musique d’abord, tantôt savante et tantôt exotique – parfois même électronique – s’aventure déjà dans quelques sonorités étranges et envoutantes.
Les jeux de miroirs, l’usage régulier de ralentis et la luisance de l’image ensuite, accentuent à leur tour cette impression d’excès dans l’extase.
Les regards en plan serrés et autres mots énigmatiques prononcés questionnent quant à eux les sous-entendus qu’on pourrait voir dans ce monde faussement innocent.
Il y a dans ce pensionnat des non-dits et des interdits.
Au-delà de l’image de joie ressort déjà des tensions inassouvies et des bornes excessives.
Le film n’est commencé que depuis un dix minutes qu’on navigue déjà entre deux eaux.
Féérie d’un temps révolu ou bien frénésie d’une secte d’exaltés, récit classique ou bien conte fantastique, la mise en scène joue de l’ambiguïté en permanence jusqu’à y sombrer.
Les aiguilles sur les montres restent dressées et rien ne saurait les faire descendre.
La nature profonde du sol ancestral appelle au réveil des profonds démons.
Les forces vives de la terre remontent à travers les souliers et les collants montants.
Les matrones avaient beau avoir prévenus leurs jeunes vierges que rien n’y a fait.
Certes elles allaient se rapprocher des pierres dressées, mais elles ne devraient en étudier leur angularité saillante que de loin.
Mais on avait beau avoir rappelé que les serpents rodaient et les fourmis piquaient que malgré tout, face à la chaleur et la douceur du sucre, on a laissé le mal gagner.
Et il a suffi d’un peu de négligence pour quatre d’entre elles se laissent emporter…
Car oui, au fond, si ce « Pique-nique à Hanging Rock » parle d’une chose, c’est bien de ça.
La pulsion de vie.
La sève ancestrale vieille de millions d’années qui vient rappeler sur quel socle s’est construite cette civilisation immaculée.
« Hanging Rock » rappelle l’humanité à ce qu’elle est.
…A sa nature profonde.
Un être épris.
Désirant.
Possédé par cette nature qu’il s’efforce d’ignorer et de cadrer.
A bien tout prendre « Pique-Nique à Hanging Rock » n’est même *que* ça.
Une vaste allégorie.
Mais une allégorie qui fonctionne parce qu’elle peut être appréhendée agréablement par chacun de ses degrés.
Pris au pied de la lettre, le film de Peter Weir cultive avec brio le mariage des genres.
Mise-en-scène et mise-en-musique participent toutes deux – et assez régulièrement – à ce délicieux mouvement de va-et-vient.
Jamais le film ne tranche d’ailleurs vraiment : entre pouvoir mystique du rocher et simple soleil qui tape sur la tête, à chaque fois tout reste envisageable.
Tout reste envisagé…
Ainsi le temps de l’intrigue peut s’écouler et insister sur ce qu’il y a au fond de plus intéressant à considérer dans ce fameux pique-nique.
La peur et l’angoisse de ne pas savoir ce qu’il s’est passé bien sûr…
Mais aussi derrière tout cela l’inévitable excitation.
L’excitation d’apprendre ce qui a bien plus les emporter.
L’excitation de découvrir où les a conduit le danger.
Et surtout l’excitation de savoir ce qui les a possédé… ou dépossédé.
Ainsi tout le monde veut voir. Tout le monde veut aider…
…La police et le pensionnat peinant d’ailleurs à maintenir le cadre.
C’est qu’on parle de jeunes-filles qui ont tout-de-même fini par ôter leurs gants, leurs souliers, leurs collants.
…Et d’une institutrice qui, partie à secours, aurait même été croisée sans jupon.
A noter d’ailleurs que lorsqu’une rescapée ressurgit par miracle, l’institution ne manque pas de vérifier tout de suite si l’intégrité de l’entrecuisse de cette dernière est restée intacte…
…Preuve que nulle n’ignore la nature de l’enjeu, mais que tous ignorent le sujet.
Car en procédant ainsi, les esprits normatifs sont clairement passés à côté de l’essentiel.
Pas besoin d’une roche dressée pour faire se volatiliser les corsets.
Une simple sortie entre amies jusqu’à la caverne aux parois serrées suffit.
Telle une Vénus de Botticelli, Miranda a su ouvrir la voie et montrer le chemin.
La gouvernante française avait fini par comprendre.
La belle blonde n’était pas magnétique que par son innocence.
Bien au contraire. Son aura, elle le tirait déjà d’ailleurs.
Avant de venir à Hanging Rock, elle savait déjà. Elle avait prédit.
C’est qu’avant cela, la jeune-fille avait déjà su explorer « le rêve à l’intérieur du rêve »…
On sait d’ailleurs qu’elle avait sûrement initiée sa camarade de chambre, et que cette dernière l’aimait justement pour ça.
Seulement, à la différence de Miranda, Sara n’a pas eu la même habilité à se faire discrète.
Sara s’était vendue au travers d’un poème trop enflammé.
On l’avait d’ailleurs interdite de « pique-nique » sachant ce qu’elle y ferait.
Elle n’a pas pu partir parce que, la concernant, on a su. Et elle en est d’ailleurs morte.
Les autres par contre ont su partir au bon moment.
Elles sont parties dans un autre monde.
Un monde de pierres et d’aiguilles dressées.
Comment s’étonner dès lors que les quatre disparues en viennent à marquer les esprits de celles et ceux qui sont restés dans ce monde de 1900.
Car à quoi pense finalement le jeune Michael quand il voit Miranda dans le moindre cygne, dans le moindre éclat d’un lac ?
De quoi parlent Bertie et le jardinier quand ils caressent des plantes qui bougent et qui se rétractent aux passages d’un simple doigt ?
Que représente la robe rouge d’Irma qui suscite la passion et l’hystérie de ses camarades, lesquelles ne cessent de demander ce que la rescapée dit pourtant avoir oublié ?
Les noms que raye madame Appleyard ne sont pas de simples noms.
C’est son monde qu’elle efface.
C’est sa jeunesse sacrifiée qu’elle contemple…
…Un sacrifice finalement vain.
Un monde qui s’écroule. Le sien.
Un effondrement qui la poussera d’ailleurs elle-même à un geste sacrificiel à la toute fin.
L’histoire est donc envoutante, à n’en pas douter.
L’allégorie est belle et maitrisée.
Pour moi cela relève de l’évidence.
Mais peut-être que, justement, autant d’habilité aurait mérité davantage d’audace sur son final.
J’avoue pour ma part avoir été possédé un temps par le film – et j’attendais de perdre totalement pied comme la plupart des protagonistes – mais sur sa dernière ligne Peter Weir préfère rester sage et classique. Dommage.
Et si j’entends d’un côté que l’auteur australien a sûrement été tenu dans ses ambitions par la trame originale du roman qu’il adaptait, je regrette néanmoins de l’autre qu’il n’ait pas su aller au-delà ; qu’il n’ait pas su conclure dans une pleine puissance mystique.
Car à bien tout considérer, c’est bien cette audace formelle-là qui a su faire en sorte que ce film me marque au fer blanc.
…Cette audace qui fait d’ailleurs que, bien que datant de 1975, ce film conserve en lui une surprenante fraicheur ; un pouvoir encore pleinement intact.
Mais rien d’étonnant finalement à cela.
Sitôt un cinéaste sait-il où puiser cette sève ancestrale qui fait d’un film du cinéma vivant qu’il ne peut que toucher dès lors à une certaine forme d’éternité.
Ainsi en est-il de ses quatre figures virginales qui – quand bien même aucune d’elle n’a vraiment fait carrière depuis – demeureront immortalisées dans toute leur beauté sur les pellicules comme dans les esprits.
Et d’ailleurs pour ma part, il y a fort à parier que, tel un Michael brièvement touché par la grâce, je me surprenne à l’avenir à surprendre le doux visage d’une Miranda dans le vol gracile d’un cygne…