Le Samouraï déconcerte d’abord par ce mélange de polar et d’artificialité pure. Une fois acclimaté à cette fausseté toute symbolique, le film déploie avec brio sa dimension mentale, à la limite du fantastique (l’appartement-cerveau du héros qui change d’aspect selon les moments, la certitude absurde du flic qu’il est coupable, le déploiement kafkaïen des moyens mis en œuvre pour le confondre). Le film est avant tout le portait d’un homme dont la solitude confine à la névrose (la dimension psychotique du personnage est signifié de façon magistrale et incroyablement expérimentale dès le premier plan du film, où l’image se met soudain à trembler sans raison). Melville mélange des prises de vue réalistes dans les rues de Paris et des éléments purement abstraits (le décor de la chambre du héros, avec sa découverte sur un immeuble new-yorkais, l’improbable pardessus américain de Delon, ou encore l’appartement de la chanteuse qui se mélange avec celui des maffieux à la fin, etc) : il créé ainsi un univers hors du temps, qui confère à l’action une dimension épique : en fait, l’intrigue se situe à n’importe quelle époque depuis la naissance du genre, elle dépasse le concret et invoque le mythe. Le Samouraï élève le genre policier au niveau de l’art pour l’art à travers l’atmosphère de légende créée par un mélange de référence et d’elliptisme. La solitude du protagoniste, magnifiée par un contexte de sentiments refoulés et de mensonges mortifères, devient ainsi l’allégorie d’une aliénation moderne de l’individu pris aux pièges de son microcosme. Melville cherche ici l’équilibre entre les apparences dont il révèle la fausseté, et la véracité profonde de ses symboles. Dans ce contexte de stylisation poussée à l’extrême, les moments de vérité acquièrent une incroyable dimension symbolique : ainsi, dans la séquence de filature à l’intérieur du métro, le cinéaste créé un monde où chacun est susceptible d’être l’outil de la délation, donnant aux policiers en civil les visages divers et inattendus d’une vieille femme à l’air inoffensif, d’un employé populo ou d’une jeune fille renfrognée. C’est la dimension politique du film, évoquant immanquablement le climat de délation de l’occupation allemande, à l’instar des méthodes troubles du flic qui font penser à celles de la Gestapo ou encore la surveillance du plan de Paris par des fonctionnaires anonymes qui rappelle les grandes rafles. A travers ces personnages épisodiques, l’intrigue du film dépasse ainsi les limites du milieu et se transforme en image elliptique (proche de Kafka) d’une société contemporaine où il n’y a pas d’autres issues que le mal, la fausseté et la lâcheté, où les signes sociaux ne sont que des masques variés d’une seule existence impitoyable, dévastatrice et suicidaire (annonciatrice de notre néo-capitalisme sauvage). Quant au Samouraï lui-même, ce bloc muet de tension sourde et de refoulé, c’est un véritable miroir que Melville tend au spectateur, le forçant à chercher en lui-même les motivations et les sentiments du personnage. Il nous amène ainsi à éprouver une compassion grandissante pour sa solitude de condamné. Melville sait mieux que quiconque la puissance de l’effet obtenu avec un minimum de moyens. La séquence où le héros panse sa blessure est l’un des sommets de l’efficacité melvillienne : ses gestes discrets et difficiles, la maladresse de celui qui doit soigner tout seul son bras blessé, suggèrent à la fois la faiblesse et la force du personnage. Chacune des étapes de l’intrigue renforce l’impression d’une aliénation irréparable et fatale : poursuivi à la fois par le police et la pègre, Jeff devient victime de son attirance pour la pianiste (sa propre mort, évidemment) et cause des souffrances à la femme qui l’aime. Quant au meurtre qu’il commet (comme un rituel qui annonce sa propre, qu’il semble avoir programmée dès le début), il est moins impressionnant que la perversité raffinée des pièges du commissaire, et insignifiant dans le climat de cruauté permanent de l’univers du film. Michael Mann n’oubliera pas cette réversibilité du criminel et du policier ainsi que cette volonté d’abstraction, présentes dans la plupart de ses films (en particulier Heat), sans pour autant oser aller aussi loin que Melville. Mann n’atteindra ainsi jamais la puissance tragique du dénouement du « Samouraï » : la mort du héros n’est pas seulement la victoire du désespoir face au monde, mais aussi un geste d’amour. Melville atteint son but consistant à faire un film policier comparable aux tragédies antiques : toutes les conditions dramatiques y sont réunies, grâce à quoi la stylisation visuelle rejoint les masques et les cothurnes de la tradition grecque. C’est là que le choix de Delon est précieux, lui dont l’underplaying est un modèle du genre. « Le Samouraï » est un film d’une richesse inouïe, un geste quasi expérimental comme peu ont osés en faire dans le cadre d’un cinéma commercial (rejoignant en cela les Losey, Resnais ou Kubrick), qui fascine encore par son mélange de perfectionnisme et de béance. Melville est bien le père du post-modernisme.