Si une image résumait les 3 h 39 du film, ce serait ces immigrants slaves vêtus des soieries multicolores des bohémiens ahanant à crocher une araire dans le maigre sol du Wyoming auquel leur dénie le droit une association de gros éleveurs.
Tableau qui fait penser à une toile fameuse de Rosa Bonheur sauf que les boeufs y sont remplacés par les immigrants.
Ceux ci font l'objet d'une liste noire de 125 hommes et femmes à abattre, dressée par les éleveurs avec l'aval du Président de l'époque.
On est loin d'imaginer la bronca que provoqua ce rappel d'un pan de l'histoire américaine ensevelie sous le tapis, lors de la première à New York en 1980, et Michael Cimino le premier qui s'étonnait que personne ne vienne boire le champagne à l'entracte.
Le film sera retiré de l'affiche au bout d'une semaine.
L'auteur tout juste célébré de Voyage au bout de l'enfer devint, le temps d'une projection, l'homme le plus détesté d'Amérique. Il galèrera six ans avant de refaire un film (L'Année du dragon).
En marge de l'émouvant documentaire que Jean-Baptiste Thoret a consacré à Michael Cimino, en salles depuis le 19 janvier, quelques exploitants courageux et éclairés programment la version définitive de La Porte du paradis, revue par Cimino en 2012 et remastérisée en 2K.
40 ans après avoir vu le film au Gaumont Les Halles (noté 8 sur 10), aujourd'hui sacrifié sur l'autel des Zara et consorts, je découvre un lieu surprenant, le Gaumont les Fauvettes dont les étonnantes superstructures de bois chevillé s'accordent aux cabanes de rondins et baraquements en madriers où vivent et s'ébattent Nate Champion et les prostituées de Sweetwater emmenées par une lumineuse Isabelle Huppert.
Deux hommes ne demeurent pas de bois devant cette silhouette sculpturale dont Cimino ne laisse rien hors champ, Nate Champion (Christopher Walken) l'ambigu tueur du syndicat des éleveurs mais aussi l'ami de l'autre prétendant, James Averill (Kris Kristofferson), le shérif du Comté de Johnson engagé aux côtés des opprimés.
La Porte du paradis frôle de peu le qualificatif de chef d'oeuvre absolu atteint par le film précédent de Michael Cimino, Voyage au bout de l'enfer, en raison des ruptures de ton induites par les relations intimistes entre Isabelle Huppert et Kris Kristofferson qui entravent le mouvement interne du film alimenté par la guerre que livrent les éleveurs aux immigrants, aboutissant à un massacre général.
Situation qui, soit dit en passant, fait écho au débat identitaire dans la France d'aujourd'hui.
Quoiqu'il en soit, on émerge de La Porte du paradis, sonné, hagard, battant le pavé de l'avenue des Gobelins en cherchant des yeux l'engin qui nous y a téléporté depuis les hautes terres du Wyoming, sous ces cieux démesurés que Cimino filme comme personne, passager du train qui stoppe, dans un ferraillement invraisemblable et des nuées de vapeur bouillante, sur le quai de la gare de Casper ; scène parmi plein d'autres qui nécessite l'achat d'urgence du DVD et sa dissection complète.