Michael Cimino a pris quelques libertés avec l’histoire en modifiant un peu la chronologie des véritables événements connus sous le nom de « bataille de Johnson County ». La trame historique lui sert en creux à dresser le portrait d’une Amérique certes pionnière, mais aussi particulièrement cruelle et fermée à l’idée de partager ses prérogatives et de voir ainsi diminuer l’étendue de ses privilèges. Le film met notamment en rivalité James Averill et Billy Irvine, son ancien condisciple de Harvard, qu’il retrouve vingt ans plus tard, de plus en plus alcoolique et désillusionné, parmi les membres de l’Association des éleveurs de bétail qui sont à l’origine de la guerre sanglante qui dévaste le comté de Johnson en 1890. Deux autres personnages ont un rôle d’envergure dans l’histoire : d’une part, Ella, prostituée d’origine française, que Averill exhorte à fuir avant l’arrivée du conflit qu’il pressent et redoute ; d’autre part Nathan Champion, homme de main du syndicat des éleveurs, chargé des basses besognes, amoureux de Ella qu’il veut épouser. À côté de la lutte politique, le réalisateur installe une deuxième rivalité, personnelle et sentimentale, contaminée en quelque sorte par la première.
Le film est découpé en longues séquences. D’abord, la remise des diplômes à Harvard avec le discours (en version intégrale pour la ressortie) de Billy Irvine, spirituel et acide, déjà en proie aux doutes sur ses capacités futures à agir et sa certitude désespérée qu’il ne fera que respecter les traditions en répétant les actions de ses aînés. Vingt ans plus tard dans le Wyoming (faut-il y voir là une coïncidence ou un clin d’œil à l’œuvre phare d’Alexandre Dumas ?), sont tour à tour enchainées les scènes des réunions de l’Association, du commerce de Ella au bordel local, des événements anticipant la guerre à venir et enfin du combat lui-même. Enfin l’épilogue nous transporte en 1903 au large de Newport (Rhode Island) où James Averill, seul survivant, est plongé dans ses douloureux souvenirs, dévasté par la mort de Ella. En réalité, les deux amants furent pendus un an avant la révolte des immigrants.
Il est incontestable que Michael Cimino fait preuve d’un talent de metteur en scène et de directeur d’acteurs hors du commun, aussi bien dans les séquences de foules (réunions, bals et combats) que dans les moments plus intimistes (les conversations entre Ella et ses deux amoureux rivaux). Le motif de la ronde est récurrent : les jeunes gens à la cérémonie de fin d’études valsent avec énergie ; et les chariots des immigrants encerclent les éleveurs dans une révolution qui tourne au massacre et à la boucherie. On est bien là devant une immense fresque mais qui, en dépit de ses morceaux de bravoure, s’avère plus modeste, moins épique et grandiloquente qu’on aurait pu l’imaginer. Peut-être aussi La Porte du Paradis ne parvient-il pas à atteindre un état de grâce, à toucher au sublime, à tutoyer les cieux. Peut-être aussi, dans une esthétique qui fait la part belle aux clairs-obscurs et à la lumière oblique, aux couleurs presque surnaturelles (les pâturages du Wyoming semblent être des pelouses synthétiques) le film a-t-il un peu vieilli. La musique de David Mansfield sonne pompière, surlignant les effets et les séquences à grand spectacle.
La longueur du film qui résulte avant tout de l’étirement des scènes que certains assimilent volontiers à du remplissage, sinon du vide, si elle donne au spectateur le temps de s’installer et de vivre au final une expérience inhabituelle, ne trouve pas de justification intrinsèque : aussi bien la durée aurait-elle pu être de moitié ou du double. L’œuvre maudite, auréolée de sa propre légende, appartient dorénavant au mythe du cinéma – un peu comme La Nuit du chasseur. À revoir l’un et l’autre, y compris dans leurs versions actualisées et modernisées, on s’aperçoit des défauts et on demeure circonspects sur ce statut qu’a hérité La Porte du paradis. En ce qui me concerne, je suis resté davantage sur le seuil, attendant sans être satisfait, le souffle et l’émotion qui m’emporteraient. Ni l’un ni l’autre, si tant est qu’ils participent du film, ne m’ont jamais vraiment atteint.