"Affreux, sales et méchants" décrit la vie quotidienne d’une famille italienne vivant dans un bidonville de la périphérie de Rome au début des années 1970. Le patriarche Giacinto Mazzatella, borgne et colérique, quelque part entre le King Lear de Shakespeare et l’Harpagon de Molière, règne en maître sur un taudis interlope. Son unique préoccupation est de mettre en sûreté un magot d’un million de lires reçu en indemnités, que convoitent sa femme, ses nombreux enfants et sa belle-famille.
Reprenant certains des codes du néo-réalisme italien de l’après-guerre, comme l’utilisation de comédiens non-professionnels et des séquences presque documentaires, le réalisateur Ettore Scola propose une comédie sociale acerbe et dérangeante. Cependant, nous sommes très éloignés ici d’un réalisme social lénifiant, moral ou misérabiliste. La famille pauvre est dépeinte avec justesse, avec ses travers mais aussi ses quelques moments de grâce. Le ton oscille ainsi entre scènes osées très proches du cinéma trash américain des années 70, à l’exemple du "Pink Flamingos" de John Waters, avec un langage cru, des personnages haut en couleur, des saillies explicites, et un feint détachement face aux actes les plus loufoques ; et certains moments plus poétiques, principalement dans les séquences qui s’intéressent aux enfants du film.
La galerie de portraits mise en scène est presque inhérente aux comédies italiennes de cette époque, portée par des acteurs aux binettes impossibles, les « affreux, sales et méchants » : le père au visage défiguré par la chaux, interprété de manière magistrale par Nino Manfredi, au sommet de son art, confinant au génie burlesque d’un Buster Keaton ; la grand-mère qui débloque à pleins tubes ; les fils, voleur qui rapine, travesti qui tapine, chanteur lyrique qui procrastine ; les filles ou belles-filles qui mènent la baraque tout en servant parfois, bon gré, mal gré, de réceptacles aux désirs animaux des hommes de la famille. Tout le quartier de Monte Ciocci est au diapason, entre le vendeur ambulant, la playmate du bidonville, l’immigrée Africaine mais bien « Romaine », la sorcière… Seuls les enfants, encore innocents pour peu de temps, sont brossés avec tendresse, dont le parangon est une figure de jeune fille aux bottes jaunes, véritable Samaritaine du quartier, qui ouvre et ferme le film.
Hormis la remarquable prestation de Nino Manfredi, il convient de mettre en valeur la musique entêtante de Armando Trovajoli et certaines prouesses techniques d’Ettore Scola, comme le plan séquence d’ouverture dans le taudis des Mazzatella, une séquence onirique très fellinienne, des zooms justes et tendres sans être mielleux, et une foule de détails dans les plans qui n’a rien à envier à Jacques Tati et permet de revoir le film plusieurs fois.
À condition d’être quelque peu familiarisé avec le côté un peu foutraque des comédies italiennes des années 70 et leur loufoquerie constante, qui rebutent parfois certains spectateurs, il s’agit donc d’un très bon film, efficace et même touchant, parcouru de répliques culte et de séquences mémorables.