À entendre et à voir, dans les productions hollywoodiennes, d'horribles crimes servir de prétexte à des enquêtes héroïques, on euphémise la sauvagerie humaine. Noé déroge aux règles temporelles, à travers un montage antéchronologique. Si le procédé pose d'abord question, il apparaît comme un moyen de montrer que, même en inversant l'ordre des événements et en finissant sur une fin édénique, ce qui s'est passé – ou ce qui se passera – ne s'effacera jamais. D'où l'idée que "le temps détruit tout".
Mais alors qu'en est-il de l'indicible violence qui nous est exposée ? On pourrait croire à un exercice de style de Noé, une façon de repousser les limites de la censure. La vérité, c'est que cette brutalité, d'apparence provocatrice, sert deux desseins.
En premier lieu, d'appuyer l'animalité de l'espèce humaine. Ici, le viol n'est pas une ligne dans un journal.
Il se concrétise – pour le meilleur de l'hyperréalisme, mais pour le pire de notre empathie – en un plan-séquence où la caméra subjectivise le personnage d'Alex. Le tunnel assourdit les cris, les murs rouges angoissent, le criminel porte en lui une monstruosité. Comme pour la victime, le viol nous semble interminable
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Plus malsain encore :
c'est par un concours de circonstances qu'Alex se retrouve dans le tunnel à ce moment précis. Elle part précipitamment de la soirée, à cause du comportement de Marcus, refuse d'être accompagnée, puis suit un conseil de prudence qu'on lui donne. Ironie du sort cruelle. Idem pour la silhouette humaine qu'on entraperçoit un instant, trop terrifiée à l'idée qu'il lui arrive quelque chose pour porter assistance ou demander de l'aide
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En second lieu, Noé dépeint les conséquences désastreuses qu'engendre la haine vengeresse.
Imbibé d'alcool et de drogue, Marcus entre dans une rage folle en découvrant le visage tuméfié d'Alex. La nuit, la colère et les produits ingérés font ressortir sa bestialité. Sa traque du Ténia l'amène à s'engouffrer dans une boîte de nuit sado-masochiste
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Noé verse dans une réalisation volontairement tumultueuse. Les lumières rouges clignotent, l'ambiance sonore s'intensifie, la caméra gigote sans arrêt. Jusqu'au point d'orgue de l'affaire, comble de l'immoralité et de l'inefficacité de la vengeance :
Marcus, à deux doigts de mettre la main sur le Ténia, se trompe d'individu, et perd l'ascendant dans la bagarre. Sur le point de vivre un moment analogue à celui d'Alex, il est sauvé, in extremis, par son ami, Pierre, qui perd aussi la raison, lui qui exhortait Marcus au calme.
Le Ténia s'en sort, la justice personnelle n'aura mené qu'à la mort d'un autre homme et à un bras cassé. On comprend qu'Alex attendait un enfant. Et très sûrement que, si cela n'avait pas été elle ce soir-là, c'est la travestie qui aurait connu le même sort…