Le cinéma hollywoodien a puisé dans les guerres menées par les États-Unis durant le demi-siècle écoulé une inspiration à la hauteur de ce que furent ces immenses tragédies.
Depuis l’attaque-éclair du Japon sur Pearl Harbor en décembre 1941 et l’entrée en lice consécutive du « géant endormi » dans la seconde guerre mondiale (épisode retracé dans « Tora, Tora, Tora », paru en 1970 et coréalisé par Richard Fleischer et deux metteurs en scène japonais), jusqu’au débarquement allié du 6 Juin 1944 en Normandie (reconstitué dans la célébrissime super-production zanuckienne de 1962 « Le jour le plus long » ou, plus récemment, en 1998, dans « Il faut sauver le soldat Ryan » de Steven Spielberg), la seconde guerre mondiale a fourni les gros bataillons de ces « films de guerre », créant l’archétype d’un genre qui allait connaitre, avec la guerre de Corée puis celle du Vietnam, de nombreux développements.
Peut-on considérer « Patton » comme un échantillon représentatif de ces « films de guerre » à gros budget et à message positif ? A première vue, la question parait saugrenue du fait que l’action du film se déroule bel et bien sur des théâtres d’opération emblématiques de la seconde guerre mondiale, que les protagonistes de l’époque (Bradley, Montgomery, Rommel) y sont présents et fidèlement campés et que l’exactitude des faits historiques s’y trouve globalement respectée. Pourtant, il apparait très vite que le réalisateur s’intéresse moins aux différents épisodes de batailles (il y en peu) qu’au personnage bariolé, excessif, mégalomaniaque, admiré et controversé qu’est le général Patton. En ce sens, « Patton » est davantage un film d’auteur qu’un film de genre.
Ce constat n’est pas sans conséquence. Bien que Franklin Schaffner soit crédité au générique comme réalisateur, le film ne porte-t-il pas avant tout la marque de son scénariste, Francis Ford Coppola ? La démesure du personnage de Patton n’annonce-t-elle pas de manière étonnante ces autres figures d’exception que seront Vito Corleone dans « The Godfather I », le lieutenant-colonel Kilmore ou, plus encore, le colonel Kurtz dans « Apocalypse now » ? Quand on sait les conditions difficiles, sinon parfois dantesques, dans lesquelles ces films allaient être tournés, ne peut-on penser que Coppola s’était lui-même, avant de les affronter, totalement identifié à Patton, qu’il concevait son art comme un combat et sa victoire contre les producteurs comme un accomplissement ? Singulièrement d’ailleurs, la version Blu-ray de « Patton » s’ouvre sur un commentaire de Coppola évoquant le film comme s’il était le sien…
Vue dans cette perspective, la croyance de Patton en la réincarnation prend un relief saisissant. Elle apparait d’abord dans la scène où il se rêve (ou prétend se revoir) tel Hannibal affrontant les légions romaines : « C’est ici que la bataille s’est tenue. Les Carthaginois défendant leur cité ont été attaqués par trois légions romaines. Les Carthaginois étaient fiers et courageux mais ils ne pouvaient résister. Ils furent massacrés. […] Il y a deux mille ans, les corps des soldats gisaient nus au soleil ici-même. J’y étais. ». Puis, plus tard dans le film, quand Patton s’entendant dire par l’un des officiers anglais auprès desquels il évoque son plan de reconquête de la Sicile : « Vous savez George, si vous aviez vécu au dix-huitième siècle, vous auriez fait un grand maréchal pour Napoléon ! », il a cette réplique : « Mais je l’ai été Sir Harold, je l’ai été ». Hannibal, un maréchal d'Empire (on pense à Ney), Patton, Coppola, une seule et même figure toujours réincarnée ?
Si tel est le cas, c’est évidemment celle de l’Hubris, ce sentiment d’exaltation et de démesure qui, pour les anciens grecs, conduit les Hommes à commettre les actes de bravoure ou de barbarie les plus insensés et les exposent en retour à la juste colère des dieux, la Nemesis. Une colère qui s’abat sur Patton quand le président Eisenhower choisit de confier le commandement de la 1ère armée à Bradley, son ancien adjoint, ou quand, après la défaite de l’Allemagne, il le destitue de ses fonctions de gouverneur militaire de Bavière. Et lorsqu’une mort sans gloire (une « mort à la con » dira-t-il lui-même avant de trépasser) l’emporte prématurément au soir de sa vie, on est naturellement tenté d’y voir une ultime punition du destin. Injuste fin de partie pour Coppola qui, rompant avec la vérité historique, imagine que son héros survit et rejoint l'Olympe de la rédemption.
Mettant en scène avec brio l’expression de cette Hubris, le film se montre plus discret sur les ambigüités du personnage. Certes, on y voit Patton exalter le courage et la force physique - allant jusqu’à considérer la mort au combat comme une forme de dérobade, tout en faisant preuve d’une compassion extrême à l’égard de ses blessés. En revanche, les aspects de sa personnalité les plus contestables, ses préjugés de « White Anglo-Saxon Protestant » issu de la classe aisée, son racisme latent à l’égard des Noirs, son mépris des juifs, sa sympathie pour les allemands - de bons chrétiens après tout - et sa réluctance à « dénazifier » le territoire sur lequel s’exerce son commandement après guerre sont largement passés sous silence. Nul doute que cet escamotage porte la marque de l’orgueil aveugle et démesuré qui poussait alors Coppola à s’identifier à Patton.
Tout autant que l’hagiographie d’un personnage hors du commun, « Patton » apparait en fin de compte comme l’autoportrait magnifié d’un réalisateur visionnaire. C’est là sans conteste ce qui permet au film d’échapper aux conventions du genre et, par une célébration fervente des vertus du chef, de faire oublier sa part d’ombre.