Mon expérience avec Taxi Driver a commencée dans une salle de cinéma de quartier il y a 15 ans, tout jeune lycéen ouvert à l'œuvre des Kubrick, Tarantino, von Trier et autres P.T. Anderson, j’étais encore loin de m’imaginer à ce moment là que j’allais m’attaquer à un mythe, un réalisateur qui allait me marquer à tout jamais, Martin Scorsese. À peine la vieille bobine commençait à dérouler ses doux crépitements que me voilà engagé sur les routes enfumées d’un New York crépusculaire couvert par le saxophone de Bernard Herrmann, c’est le genre d’instant où l’on sait déjà qu’il va inévitablement se passer quelque chose de grand …
De retour aujourd’hui dans le taxi de Travis Bickle, avec un plaisir resté intact, cette introduction fonctionne toujours aussi bien, sans doute une des plus mémorables qu’il m’a été donné de voir, en quelques secondes le décor est planté en terme d’ambiance, littéralement plongé dans la cité de Marty, en ce qu’elle a de plus sombre, fantasmée et viscérale. Les néons et filtres de couleurs dansent sous nos yeux et la bande son joue déjà des dissonances, l’univers du film est ici presque résumé, et cette manière de nous immerger quasi subjectivement est déjà assez sublime. La nappe de fumée se dissipe pour y voir sortir un homme, ancien marine venu proposer ses services pour une compagnie de taxi, sans ambition le type vit de solitude entre son petit appartement, les projections de films porno et ses vadrouilles nocturnes, son unique souhait : "nettoyer les rues de la vermine", mais il ne reste qu’un spectateur impuissant, singulièrement docile et frileux. Ce n’est qu’en plein jour où la jungle laisse place aux attachés-cases qu’il va croiser le regard de Betsy, une jeune femme engagée dans la campagne politique d’un sénateur républicain, il tombe éperdument sous son charme et va franchir le pas pour l’aborder et ainsi sortir de son petit quotidien morose et fataliste, mais elle finie par le repousser, la continuité d’une lente descente aux enfers ...
Ce personnage de Bickle est vraiment intéressant dans le sens où il est l’archétype de l’anti-héros, celui qui n’a rien pour lui mais qui reste profondément attachant, la guerre du Vietnam se termine à peine qu’il revient avec ses cicatrices, sur le fil du rasoir sa vie n’a plus de sens, plus de goût, il ne fait que constater le temps qui passe, les jours qui défilent les uns après les autres au cliquetis de son compteur. La solitude le ronge de l’intérieur, il attend le déclic où il pourra enfin prendre son destin en mains, il fini par se rendre à l’évidence que cette relation amoureuse et charnelle ne peut se réaliser compte tenu de leur divergence de statuts sociaux, Betsy ne reste qu’une parenthèse idéalisée ... Les pensées de Travis s’obscurcissent pour petit à petit libérer la bête qui sommeille en lui, "sans issue, abandonné de Dieu". Le premier élément déclencheur vient lors de cette séquence presque anodine où il escorte un mari trompé (interprété par Scorsese himself) voulant assassiner sa femme, c’est à cet instant précis où il se rend compte que sa justice ne viendra que par la fureur, de l’inexorabilité de la déperdition des sentiments et relations humaines. Il constitue son attirail militaire, silencieusement, prépare sa grande purge, au final cela reste une manière de laisser une trace de son existence, si il ne peut le faire dans la vie il le fera dans la mort.
Scorsese traite le caractère de Bickle avec beaucoup de subtilité du premier au dernier acte, en plus du jeu exceptionnel de De Niro, tout en nuances, pour permettre à la mise en scène de constamment subsister dans une certaine fascination, entre cohérence narrative et artistique, la partition musicale sonne d’ailleurs toujours juste pour appuyer l’ambiguïté du personnage et de la tension progressive. En terme de réalisation il y a beaucoup de petites idées nichées ici et là pour faire parler le cadre, que ça soit par exemple les slow motions lorsqu’il déambule dans la rue au milieu de la foule en journée (sa vie privée tourne au ralenti) ou des compositions malignes (une en particulier m’a sauté aux yeux lorsque Travis et Betsy sortent du cinéma porno et que cette dernière lui dit que ce n’est pas une poule, et ce qui est amusant c’est que cette dernière est placée pile au milieu entre Bickle et une prostituée, comme littéralement prise en otage d’un traquenard malsain, ça renforce le malaise et on comprend en une image que leurs mondes sont opposés). Et évidemment comment ne pas citer cette improvisation restée dans toutes les mémoires du "You talkin' to me ?" de De Niro face à son miroir où selon l’anecdote le comédien, sous la pression d’un Scorsese désireux de boucler la scène au plus vite, a ressorti instinctivement une expression qu’il avait entendu dans le métro de la bouche d’un mendiant.
Le dernier tiers du film tourne autour de la rencontre avec Iris, une très jeune prostituée (jouée par Jodie Foster du haut de ses 13 ans, déjà très mature dans son jeu) que Travis avait repéré dans les plus obscurs faubourgs new-yorkais, c’est l’autre élément déclencheur du récit car c’est celui qui lui donne une certaine responsabilité envers cette douceur innocente prisonnière de l’asservissement cupide des proxénètes, c’est en quelque sorte la goutte d’eau. Une relation brève mais particulière va s’installer entre eux, c’est ici où l’anti-héros va se muer en héros, toute la conversation dans le restaurant ressemble même au sermon d’un frère pour sa cadette, c’est assez troublant de constater l’implication morale d’un type qui n’en a jamais eu, il a enfin trouvé une raison à son existence, sauver une fleur des mauvaises herbes. Harvey Keitel campe le rôle de ce mac au masque séduisant prenant soin de cultiver sa belle petite plante, le "père" protecteur doué de cette méthode d’hypnose catatonique, la pire espèce car imprévisible, Scorsese arrive à retranscrire cette perversité incommodante, il en sort un moment de grâce où encore une fois le saxo de Herrmann résonne magnifiquement.
Puis arrive ce final où Bickle passe enfin à l’acte, ce jeu de dupe se retourne contre le personnage de Keitel, la violence explose à l’écran avec une froideur incroyable, la fusillade est diablement bien mise en scène dans le sens où c’est très brut et donc sanglant, la bande son s’interrompt pour nous offrir une séquence d’une pure intensité.
Malgré les petits détails qui font que Scorsese entretien le doute sur la survie de Travis (cicatrice dans le cou filmée en évidence ou les lettres des parents d’Iris qui relèvent du fait divers), sa mort est clairement suggérée par la travelling aérien qui nous fait sortir de la scène du crime, comme une âme flottant au plafond. D’autre part lorsqu’il reprend son taxi les rues sont étrangement vides, là où grouillait toute cette "racaille" qu’il voulait exterminer, il vit là son idéal, et l’onirisme est plus que volontaire avec ce plan du rétroviseur, la mise en scène ressemble à une romance classique, et la distorsion sonore pré-générique retentit comme son dernier souffle, dans ce vertige Travis soulage et cristallise sa conscience et son orgueil.
Taxi Driver mérite amplement sa réputation de chef d’œuvre du cinéma américain, pour seulement son cinquième long métrage Martin Scorsese frappe très fort avec ce film puissant, socialement aiguisé et fascinant, Robert De Niro gagnera grâce à ce rôle une reconnaissance internationale qui lancera la carrière qu’on connait, deux figures hollywoodiennes qui font irrémédiablement parties de mon livre d'or. Et comme à la sortie de cette petite salle obscure cherbourgeoise d’un temps révolu le sentiment reste le même, celui d’avoir reçu une bonne et belle claque, celle qui fait aimer le septième art.