Avec Barbara et Serre-moi fort, il semble désormais acté que Mathieu Amalric porte le cinéma dans un registre hors normes où très peu osent s'aventurer. Les semaines passent et le quotidien cinématographique apporte son lot de films hebdomadaires. Nous allons les voir pour nous distraire, pour découvrir d'autres univers, rencontrer virtuellement des personnalités qui nous intéressent, etc. Mais voir les trente premières minutes de Serre-moi fort suggère que ce comédien désormais si connu et si populaire (à sa façon) s'affranchit totalement de la quotidienneté de l'actualité culturelle qui passe et s'oublie, et construit une œuvre cinématographique d'une toute autre échelle. Serre-moi fort est un film si nouveau, si déroutant, que, sincèrement, je ne vois pas quoi en dire en ne l'ayant vu qu'une seule fois. À ce stade, une chose est certaine : la bande-son est exceptionnelle. Le travail sur la musique, mais aussi le bruitage, l'entremêlement du son d'une époque avec les images d'une autre : tout cela est hors du commun. Et comme toujours avec Mathieu Amalric, la photographie est l'une des plus belles du cinéma français (toujours ce merveilleux usage de la couleur, et mon dieu, quelle lumière !). Pour le reste, une seule solution : le revoir et utiliser la fonction de mise à jour des critiques Allociné pour en dire plus bientôt. ----- Mise à jour après seconde séance ----- Le synopsis minimal diffusé partout pour annoncer Serre-moi fort ("ça semble être l'histoire d'une femme qui s'en va") et la réalité de cette fuite ponctuée d'implicites révélations du vrai drame induisent lointainement que le film est à voir au moins deux fois. Car la poétique fausse-route que cela impose au spectateur n'est véritablement résolue que lorsqu'on parcourt à nouveau ces premiers chemins en toute connaissance de cause. On décèle alors dans mille détails que la fuite imaginaire est tissée d'une réalité trop difficile à accepter (carte des Pyrénées, skis, glace du poissonnier, mousse de la baignoire, etc.). L'intrication entre le vrai et l'imaginé se déploie autant dans le temps que dans l'espace. La chronologie fragmentée, disséminée, éparpillée démultiplie les scènes, les lieux, les ambiances pour chacun des membres de la famille (école, cours de sport, concert de piano, atelier de montage des rames SNCF, etc.), et semble faire de Serre-moi fort l'un des films les plus foisonnants du cinéma français (en nombre de plans, nombre de situations, etc.). Impossible de comprendre en une seule séance la subtilité des scènes d'attente dans cet hôtel-refuge des Pyrénées, tout simplement car le fil du scénario ne vous révèlera pas la première fois que vous reverrez exactement la même scène, le même petit-déjeuner, le même chien surgissant du relief, sous un autre point de vue vingt minutes plus tard, suggérant par là que les vingt minutes interstitielles étaient une nouvelle et brève divagation de l'esprit de la jeune femme imaginant encore et toujours les possibles devenus impossibles. Ce grand film du
deuil
(existe-t-il une œuvre plus importante sur ce thème dans l'histoire du cinéma ?) interroge aussi l'identité multiple d'une femme, tant mère qu'amante. Mathieu Amalric, dont on finit par comprendre que tout le travail sera fondé sur les femmes (Le Stade de Wimbledon, Tournée, Barbara, etc.), pose le personnage de Vicky Krieps comme une amante éprise d'un formidable Arieh Worthalter, le séduisant dans une boîte de nuit, le recherchant à la surface du torse velu d'un flûtiste rencontré par hasard, et comme la mère d'un petit garçon déboussolé par l'abandon et surtout d'une fille pianiste s'épanouissant dans la musique. Cette relation mère-fille ci est particulièrement développée, jusqu'à la folie, et donne lieu à un parallèle avec la vie personnelle et professionnelle de Martha Argerich, en un mélange réalité/fiction qui rappelle Barbara. Mosaïque, kaléidoscope, mandala cinématographique : Serre-moi fort est, dans la lignée d'un Mulholland drive d'abord puis de Un long voyage vers la nuit, le point d'aboutissement transitoire d'une histoire du cinéma où la ligne de réel tracée par le récit s'enrichit des fils de l'imaginaire, du supposé, de l'espéré, du possible. Le dispositif, qui déroutera certains, n'est pas vain : il retranscrit fidèlement cette aspiration des survivants à tout ce qui n'est pas, à tout ce qui aurait pu être, quand la vérité est intenable.