"D'après un vrai mensonge"... À travers cette brève formule introductive prêtant à sourire, "The Farewell" explicite bien sûr le caractère authentique de l'histoire que l'on s'apprête à découvrir mais on peut déjà y déceler également la manière dont son récit, tout autant intime qu'émotionnellement universel par essence, va déborder de ce cadre pour aller mettre en lumière le mal-être silencieux de toute une communauté.
Ce deuxième long-métrage de Lulu Wang débute donc sur Nai Nai, une petite vieille dame chinoise dont le caractère bien trempé nous la rend instantanément attachante. Nos présentations avec elle se font par l'intermédiaire d'une conversation entre deux continents. Plus précisément, un dialogue entre elle, la grand-mère privée d'une grande partie de sa descendance désormais exilée de la Chine, et Billi, sa petite-fille sino-américaine installée à New York depuis l'enfance. Des milliers de kilomètres ont beau physiquement séparer ces deux femmes, leurs quelques mots échangés suffisent à témoigner d'un lien grand-mère/petite-fille fort et unique.
Alors, quand Billi apprend par la bouche de ses parents que Nai Nai n'a plus que quelques mois à vivre à cause d'un cancer, inutile de préciser l'ampleur du drame que cela représente pour la jeune femme, d'autant plus que la famille a pris la décision de cacher le diagnostic à la grand-mère afin de l'épargner de cette souffrance ! Le mariage avancé d'un cousin va ainsi devenir le prétexte idéal pour que toute la tribu se retrouve en Chine à partager un ultime moment avec Nai Nai après des années de séparation...
"The Farewell" part donc d'un mensonge, une omission volontaire de toute une famille sur leur sort de leur aînée simplement pour se retrouver dans l'allégresse d'un heureux événement présent plutôt que dans la perspective d'un malheur futur. Évidemment, du point de vue de Billi, ce maintien permanent dans un déni illusoire va tourner à la véritable torture émotionnelle car, si ça ne tenait qu'à elle, sa grand-mère serait éclairée sur ses problèmes de santé depuis longtemps ! Pourtant, et intelligemment, le film nous révèle très tôt que la jeune femme est finalement dans une position similiaire à sa famille, prise elle-même dans la toile d'un secret qu'elle cherche à cacher. Il en résulte un premier arrangement d'ordre personnel avec la réalité, où le mensonge et la vérité se lient selon des visions différentes mais toujours dans le but que le premier entrave la nature potentiellement blessante de la seconde. À partir de là, cette espèce de balancier virevoltant entre les contradictions refoulées par chacun va graduellement s'élargir à d'autres sphères et se fondre dans la dynamique du récit...
Comme évoquée, la donne culturelle va jouer un rôle crucial, à commencer par la maladie passée sous silence de Nai Nai. La pratique semble en effet coutumière en Chine mais, bien entendu, pour le regard d'un(e) Occidental(e), ici symbolisé par celui de Billi, ce n'est pas une chose aisée à concevoir même si elle accepte de jouer le jeu de sa famille in fine.
Toujours selon la perspective de Billi, ses réminiscences d'enfance en compagnie de Nai Nai sont devenues une forme de perfection dans son esprit, tranchant radicalement avec sa vie aux États-Unis et, plus particulièrement, sa relation terne avec ses parents (les quelques dialogues en anglais se font essentiellement avec eux, les meurtrissures d'une vérité non édulcorée les gouvernent au milieu des non-dits). Cependant, ses souvenirs ressassés par le prisme naïf de la jeunesse seront souvent mis à mal face à de fugaces images de ce qu'aurait pu devenir Billi si elle avait eu le choix de rester en Chine.
Plus largement, cette vision idéalisée de ce pays est ravivée par cette unité familiale retrouvée où les banquets gargantuesques et alcoolisés sont devenus la traduction chaleureuse de la pudeur asiatique pour évacuer la vérité des sentiments. Mais, si ces belles images de repas de famille sont un agréable mirage momentané, les doutes existentiels de l'ensemble des convives peinent à y être véritablement contenus, principalement ce rapport complexe vis-à-vis de leurs racines chinoises où chacun tente de justifier ses choix migratoires par des arguments qui ne reflètent pas forcément la réalité. Le maintien des apparences prend ainsi constamment le pas sur la franchise dans une Chine qui est elle-même devenue un symbole de ce paradoxe.
Consciente de l'opportunité que lui offre le cadre de son pays d'origine pour exacerber la perte de repères vécue par ses personnages, Lulu Wang laisse en parallèle sa caméra s'attarder sur une société chinoise où la tradition tend à sombrer dans le néant face à une volonté de se calquer sur les "modèles" occidentaux ultramodernes, et ce aussi bien en termes d'architecture que dans les mentalités (le simple de fait de mentionner les États-Unis fait briller les yeux des locaux rencontrés).
Dans son ensemble, "The Farewell" s'évertuera à mettre brillamment en exergue le fait que ses personnages perdent une partie de ce qui les définit si les racines auxquelles ils peuvent se raccrocher ne sont plus présentes. Le côté éphémère de leurs divers mensonges pourra leur maintenir un temps la tête hors de l'eau, toutefois, ce sera bel et bien la vérité et la force de leurs liens familiaux, dernier socle inébranlable de leurs existences respectives, qui pourra soulager leur détresse commune.
Pendant que les teintes de l'image à la lisière du pastel du film témoigneront encore un peu plus d'une ère en train de s'effacer ou que le délicat mélange de tristesse mélancolique sur fond de tableaux frisant parfois l'absurde fera écho à la confusion émotionnelle de ses héros, le coeur de "The Farewell", cet amour profond entre Billi et Nai Nai, lui, demeurera notre bouée jusqu'à nous emporter définitivement dans des derniers instants bouleversants...
On pouvait penser que le gros succès d'un bien plus artificiel "Crazy Rich Asians" ouvrirait grand les portes hollywoodiennes à un film tel que "The Farewell"... Eh bien, non, il n'en est rien, Lulu Wang a dû énormément batailler pour que ce long-métrage ô combien personnel se concrétise enfin (il aura fallu qu'elle raconte son émouvante histoire lors de l'émission radio American Life), preuve que l'industrie cinématographique US a encore bien du mal à miser sur un projet consacré à ce qu'elle juge bêtement être non représentatif de la société américaine dans son ensemble (et ne comprend tout bonnement rien à sa portée universelle). Bon, évidemment, le film produit par A24 aujourd'hui a toutes les qualités pour être le prototype même d'un aimant à récompenses mais, au vu de son parcours dont il résulte, de la sincérité qui en émane, de l'intelligence de son traitement et de sa propension à nous émouvoir avec brio, il serait bien dur de lui reprocher les potentielles statuettes et nominations qu'il va récolter dans son sillage. En ce sens, le Golden Globe de la Meilleure Actrice reçu par Awkwafina pour sa superbe prestation dans le rôle de Billi n'est sûrement qu'un commencement et c'est tant mieux car "The Farewell" le mérite amplement.