Si l’on parle beaucoup de Chloé Zhao pour regard incisif des boyaux d’une Amérique désertée et déprimée, cette dernière est encore dans une phase d’élan. Kelly Reichardt est l’une de ces cinéastes du cinéma indépendant qui a eu le temps de grandir et de mûrir aux côtés des spectres de sa nation et des squelettes de son histoire. De « River of grass » à aujourd’hui, elle semble enfin évadée de sa Floride natale pour s’autoriser à explorer de nouvelles contrées, cette fois-ci à la lisière de l’Oregon. Situé dans les années 1820, le récit nous embarque dans une quête de fortune, de paix et saveurs. C’est dans une maîtrise alléchante que le format 4:3 brosse le tableau d’arbres, de ruisseaux et de terres, toutes aussi fertiles qu’hostiles. Les détails y sont méticuleux et d’une douceur qui couve ce fabuleux conte, au nom de l’amitié.
La conquête de l’Ouest ne diffère pas des portraits que l’on s’est faits, avec de multiples échappées en zones arides. Mais en remontant le fleuve Colombia, on y découvre un pont spirituel avec le passé, comme si l’on avait aspiré toute l’humidité pour la rendre à une nature croissante et naissante. Les petits groupes de pionniers avancent et convergent ainsi vers l’inconnu, comme on envoie les vaches en première ligne, afin de tâter le terrain et de rendre leur sacrifice bénéfique. Toute l’intrigue porte cette notion de liberté, mais biaisée par les prémices du capitalisme. Sans gouvernement, sans lois communes, un ancien pâtissier, Cookie (John Magaro), se reconnecte avec la nature et avec l’espoir de renaître à nouveau à l’aide de sa bienveillance. Très vite associé au chinois King-Lu (Orion Lee) en fuite, ils montent un business tout aussi délicieux qu’ambitieux.
En tirant illégalement le lait qui fera leur fortune, Reichardt nous raconte cette lutte de classe sociale, avec tendresse bouleversante. C’est dans les détails qu’elle gagne à nous convaincre et à nous séduire. Les gestes du quotient nous ramènent au confort que recherche le duo, de la simple cueillette au passage du balai. C’est un océan de possibilités qui s’offrent à eux et ils choisissent de détourner les biens du notable du coin, pour alimenter ce sentiment qui lie chaque colon à leur dernier voyage. Cela passe par des décisions douteuses, qui se fracassent déjà, rien de d’en évoquer les risques, mais Cookie et King-Lu n’ont rien de si précieux à perdre. Être conscient du temps est un luxe et le seul labeur qui les pousse à faire fortune se trouve dans ce lait, ce rapport à la nature et ce rapport moral à l’humanité. Pendant que d’autres se laissent emporter par la violence, par manque de soins, de repère et d’affection, il y a ceux qui pense à surveiller le berceau, jusqu’à ce qu’il fasse nuit.
« First Cow » est un conte habile et majestueux, qui ne revendique pas uniquement le portrait d’une masculinité déviante. C’est un western rustique, qui prend le temps d’explorer les limites de la conquête, sans oublier la noblesse de ses vertus. Chaque plan fixe évoque une nouvelle rencontre, tout mouvement est une découverte et toute création devient unique. Un beignet, c’est un plaisir sucré, mais il s’agit également de l’aboutissement d’une recette qu’il convient de revisiter. La réalisatrice ne manque pas de le souligner, d’un amour flagrant pour ses personnages et ce nouvel univers, qui a tout pour émouvoir.