Si le Western est une influence fondamentale qui irrigue toute sa filmographie, Kelly Reichardt ne l’a jamais abordé sous l’angle de l’épopée héroïque et de l’hommage à la volonté obstinée qui façonna la légende américaine mais a au contraire toujours privilégié ce qui se situait aux marges, ou plutôt dans les interstices de cette légende : des destinées ordinaires, banales ou tragiques, dont l’imaginaire n’a rien retenu mais qui, mises bout à bout, constituent simplement l’histoire réelle, sans fard, des Etats-unis. Une fois de plus avec ‘First cow’, la réalisatrice développe les thèmes qui lui sont chers, la capacité à tenir compte de ce qui rassemble plutôt que ce qui sépare, l’abnégation de ceux qui sont situés au bas de l’échelle, le caractère foncièrement prédateur et inégalitaire du capitalisme dès l’origine, à travers un récit d’une simplicité limpide. Au départ, il y a une amitié fortuite entre deux immigrants : l’un est Européen, l’autre Chinois, ils ont du mal à trouver leur place sur ce territoire où tout reste à inventer mais continuent à y voir une mythique “Terre des opportunités”. Associés pour le meilleur et pour le pire dans les régions sauvages de l’Oregon des années 1820, ils s’efforcent de monter une petite entreprise de beignets, choix aussi incongru que potentiellement porteur dans une micro-société peu habituée aux (et à la) douceurs, en allant traire clandestinement la vache - la première de la région - du notable local. A vrai dire, la conclusion du récit, qui se laisse deviner dès les premières images, ne constitue pas l’intérêt central de ce western mutique, paisible - certains diront léthargique - où même le fait de fuir pour sauver sa vie reste anti-spectaculaire et anti-hollywoodien au possible, c’est à dire qu’on n’assiste pas à un concentré d’événements et de péripéties coincées dans un tout petit laps de temps, et que les fugitifs prennent simplement le temps de se reposer, de réfléchir, de souffler. ‘First cow’ fait par ailleurs preuve d’une remarquable économie de moyens pour (parfaitement) caractériser ses personnages, ses enjeux et ses idées, et fait preuve d’un science de l’immersion visuelle - on sent littéralement l’humidité de ce coin d’Amérique! - dont pourraient se montrer jalouses bien des productions financièrement plus nanties. Il y a surtout que le cinéma de Kelly Reichardt, plus que jamais, est fait de petits rien : un homme mutique qui confie ses rêves et ses craintes à l’animal qu’il trait, la touchante madeleine de Proust d’un antagoniste, de la pêche, du troc, de la marche dans les bois, des méditations solitaires en attendant que le sommeil vienne. D’habitude, ce genre d’images , qui semble n’avoir d’autre objectif que de gonfler la durée du film, m’irrite fortement, mais quand elles sont aussi raisonnées et en accord avec l’esprit du film, elles en deviennent indispensables !