Dans un petit village reculé d'Alaska, des loups seraient à l'origine de la disparition de trois enfants. Alors que son mari est sur le front d'une guerre au Moyen-Orient, la mère de l'un deux fait appel à un écrivain, expert de l'animal, pour qu'il retrouve la bête responsable de la mort de son jeune garçon...
Après "Blue Ruin" et "Green Room", on connaît forcément le penchant de Jeremy Saulnier pour les atmosphères pesantes où la violence s'immisce de la manière la plus abrupte qu'il soit, comme une démonstration parfaite de l'irrationnalité de nos plus bas instincts à prendre le dessus sur notre façade civilisée. En ce sens, la noirceur et les thématiques habitant le roman de William Giraldi ne pouvaient sûrement pas trouver un meilleur cinéaste capable de les comprendre et de les faire ressentir viscéralement dans leur plénitude au spectateur. Comme les personnages, on est tout simplement saisi par l'obscurité qui habite les prémices de "Hold the Dark".
Cette région d'Alaska oubliée et engloutie par des nuits qui durent plus de raison plante déjà les jalons des ténèbres au coeur du film mais c'est véritablement la rencontre entre cet expert en loup (et militant pour leur préservation) et cette mère réclamant le sang de la bête lui ayant pris son fils qui nous y plonge. Comme souvent avec les films de Saulnier, l'importance et la rareté des dialogues priment, chaque mot semble receler un sens profond à égale importance avec le regard du personnage qui le prononce. Entre la douleur qui émane constamment derrière les yeux de cette jeune mère (Riley Keough) devenue un fantôme vivant à la voix monocorde et cet écrivain compatissant (Jeffrey Wright) ayant répondu à son appel comme pour se trouver une sorte de placebo malsain à son propre mal-être de père, il se dessine déjà une relation passionnante, symbole d'une acceptation mutuelle de leurs peines terriblement humaines. Mais, la première nuit passée dans la cabane de la mère va déjà semer le trouble dans une séquence absolument incroyable d'étrangeté, presque à la lisière du fantastique, créant un peu plus le doute sur la nature même du propos du long-métrage.
Alors que, dans un premier temps, le film semblera prendre la direction d'un combat, probablement son dernier, d'un homme contre la Nature, "Hold the Dark" va bifurquer dans un tout autre sens avec une révélation capitale et le retour du père, soldat brisé, abreuvé par le sang de la guerre depuis trop longtemps et lancée dans une quête de vengeance inarrêtable. Cette dernière va être l'étincelle qui va déclencher un brasier d'une bestialité sans nom dans cette petite communauté. Le masque humain d'une bonne partie des personnages va tomber, laissant la douleur de leur condition faire éclater une sauvagerie animale qu'un semblant de civilisation parvenait encore à dissimuler (il n'y a guère que le shérif incarné John Badge Dale que l'on pourrait qualifier de rationnel, il est précisé néanmoins qu'il vient d'Anchorage, la "grande ville", mais sa volonté de préserver sa famille quand celle-ci fait l'objet d'une menace plus ou moins directe tenderait à y voir également un instinct animal). Déjà saisis par l'obscurité, les paysages enneigés d'Alaska vont très vite prendre une teinte ensanglantée avec un nombre de cadavres assez impressionnant (la séquence de la fusillade est à couper le souffle de réalisme et restera dans les mémoires, rarement la peur de mourir sous les balles n'aura été aussi palpable) conduisant le discours de "Hold the Dark" sur ce retour à notre nature la plus sauvage (et sous toutes ses formes) à prendre la forme d'une véritable tragédie où des rites ancestraux immuables et l'acceptation à embrasser nos plus bas instincts paraissent être la seule solution pour combattre le désespoir indissociable de l'existence.
Formellement, Jeremy Saulnier livre sans doute son long-métrage le plus abouti avec, comme on l'a dit, ce matériau d'origine qui épouse toutes les thématiques de son cinéma. Maniant toujours un goût permanent pour l'imprévisibilité, le réalisateur parvient à jouer avec son atmosphère pesante pour la faire transpirer à chaque instant de ses personnages, porteurs d'une épaisseur émotionnelle sidérante qu'il aime briser soudainement en leur réservant le sort le plus funeste dans des explosions de violence toujours inattendues. Esthétiquement à se damner (et clairement très au-dessus du tout-venant Netflix), "Hold the Dark" peut aussi se targuer d'une qualité d'interprétation impressionnante, toute la distribution jusqu'aux seconds rôles crève l'écran en alliant parfaitement la densité de leur jeu au minimalisme des dialogues du script de Macon Blair (les prestations de Jeffrey Wright, Alexander Skarsgård et Riley Keough sont tout simplement bluffantes).
Néanmoins, si l'imprévisibilité de "Hold the Dark" est un de ses plus grands atouts, elle joue aussi contre lui. Comme le film ne cesse de faire grandir nos attentes à la découverte de sa qualité, on en vient à naviguer à vue, sans trop savoir dans quelle direction tout ça va nous emmener. Ainsi, si, au départ, on semble être à la dérive sur un iceberg plein de promesses, force est de constater que vers la dernière demi-heure du film, on se retrouve à essayer de tenir debout tant bien que mal sur un minuscule morceau de glace en train de finir de fondre. En effet, passée sa stupéfiante séquence de fusillade, "Hold the Dark" ne connaîtra finalement plus jamais un tel moment d'anthologie et, comme presque toutes les cartes de son intrigue auront été dévoilées, ne saura plus guère répondre à toutes les attentes qu'il avait suscité en amont avec une conclusion certes très honnête et logique mais sans grande surprise comparé au festival de sensations éprouvées auparavant.
Cela reste un défaut minime comparé à la réussite de l'ensemble mais cela empêche tout de même "Hold the Dark" d'être totalement satisfaisant et donc de prétendre au titre de très grand film alors qu'il n'en avait pourtant tous arguments. Certes, cette ligne d'arrivée se révélera un brin frustrante mais le voyage passionnant en terre hostile et glaciale l'ayant précédé nous a tellement malmené par l'exploration et l'explosion violente de la bestialité qui la gangrenait qu'il en valait vraiment le détour à lui seul.