Il y a des films où il faut accepter de se perdre, de se laisser porter par des univers étrangers, très lents, afin de capter à travers les images, l'essence même du cinéma, à savoir le Beau. Car "Vers l'autre rive", avant d'être un film, est l'incarnation même du Beau, une sorte de longue balade mélancolique dans le paysage intérieur et poétique d'une femme, a priori veuve. L'histoire démarre sur un entretien très dur, teinté de sourires, entre une jeune professeur de piano, Misuki, l'héroïne de l'histoire, et la mère de son élève qui tente de lui faire comprendre qu'elle n'est plus en capacité d'exercer son métier. La jeune femme n'a plus rien à perdre, elle encaisse sans surprise les évènements de la vie, aussi durs soient-ils, aussi surprenants soient-ils. Et soudain, en plein de milieu de ce vide existentiel, de cette vie triste et morne, remplie de disparitions, son mari Yusuke, décédé de maladie réapparaît. Magiquement, presque sublimement je dirais, Misuki n'éprouve aucune peur, aucune émotion hystérique dans cette situation incongrue. Elle se laisse embarquer avec cet homme, dans les contrées qui ont précédé son décès. Le film est une sorte de road-movie psychologique où le couple voyage d'un personnage à l'autre, d'un paysage à l'autre. Kiyoshi Kurosawa est un réalisateur perfectionniste. Depuis ses grands films comme "Tokyo Sonata" ou "Shokuzaï", il prend le temps de se plonger dans la psychologie de ses héros. Tout semble lisse, transparent même, et pourtant il pénètre l'âme humaine au couteau. Il scrute les chairs qui se rejettent, les yeux qui pleurent, les mains qui se tendent, tout cela dans une sorte de long continuum apparemment calme. En fait, il produit un cinéma de la tempête intérieure, un cinéma du déracinement. Aucun réalisateur ne dépeint avec une telle virtuosité les foudroiements de la mélancolie, dans une société complexe et exigeante. Il évite toute forme de jugement moral ou social sur les choses qu'il raconte. Ce qui l'intéresse profondément, c'est la manière dont les gens se défont de leurs démons. "Vers l'autre rive" est un hymne magnifique à la mort, du moins à la nécessaire libération pour gagner sa vie et donc sa mort. Si le propos peut paraître déroutant, voire ennuyeux, il faut se laisser aller à la beauté de ce voyage, comme on le ferait d'une méditation ou d'un chant sacré.