Avions nous besoin qu’Hollywood se penche de nouveau sur les cartels mexicains ? C’est la question qui englobe « Sicario », surtout après les échecs commerciaux de « Sauvages » (Oliver Stone, 2012) et « The Counselor » (Ridley Scott, 2013) qui se vouaient à ce même univers, quasiment devenu un cliché cinématographique. Armé d’un script signé Taylor Sheridan, Denis Villeneuve, réalisateur révélé aux yeux du monde par son œdipien « Incendies », parvient pourtant à ficeler un thriller d’action purement logique en Terre inconnue. Car si il se base sur le synopsis périmé de la jeune flic idéaliste seule aux mains des roublards des services secrets, « Sicario » parvient à réinventer le genre en se laissant regarder comme une descente au cœur des ténèbres.
Pénombre, désorientation, effroi et séquences explosives, tableau visuel et sensitif, impasse noyée dans l’horreur, la maitrise totale ainsi que l’inspiration de Denis Villeneuve traversent une atmosphère résolument captivante et rendue crédible par la décision d’un réalisme total. Un réalisme conjugué à un thriller épuré, mis en image par une fine étude du montage ainsi que par la sécheresse de la violence et une composition des plans frappante. Une richesse du cadrage s’invitant dans une mise en scène envoutée et envoutante, dévoilant et brisant une barrière fantasmée, prenant les traits d’un contour irréel et donc forcément chaotique.
Visuellement digne des grandes heures d’un Michael Mann, nourri d’une forme purement pétulante et médusée, ce qui se construit est ainsi une nébuleuse au caractère brutal, se confortant également à un point de vue féminin mettant tous les personnages sur un pied d’égalité. Comme il est clairement souligné dans le film, le personnage de Kate, brillamment incarné par Emily Blunt, n’à aucune utilité, sauf celle de rendre l’opération narrée l’égale. Ce qui réduit cette héroïne au banal rôle de témoin projeté dans un bain de sang sans pitié et donc loin d’un argument au plus banal des croquis sexistes. Un bain de sang où trône la complexité, l’ambiguïté d’Alejandro reflétée par nu Benicio Del Toro au sommet de son art et de son charisme, l’intrigue méticuleuse noyée dans l’efficacité de la narration floutée.
Aussi solaire que crépusculaire, « Sicario », étudiant avec acuité les dérives de deux systèmes autoritaires, est aussi un quadrillage manipulateur, impénétrable, enrichie par le soutien d’une bande sonore pulsative, angoissante, tellurique, souvent envahissante autant qu’elle est instantanée et thermique, réfléchissant une tension surchauffée.
« Sicario » n’est en revanche pas exempt de défauts, outre son charisme indéniable, le film ne dégage jamais l’immense envergure qu’il aurait pu développer en étant d’avantage travaillé au niveau de sa trame. Sombrant dans la brutalité et les effets brusques, on en ressort comme si l’on venait de voir un petit film de genre tenu avec un talent improbable. Comme si dans ce jeu d’échec impitoyable, il n’y avait pas de place pour un potentiel approfondissement du sujet, laissant le tout entre des mains vides, avec un Denis Villeneuve qui n’épouse malheureusement pas sa pâte habituelle, tournant également le dos à son originalité sans pour autant nier sa sincérité.
Au final, « Sicario » pourrait se résumer en un seul plan, celui où des soldats, filmés à contre jour, sous les couleurs de l’aube, se confondent physiquement avec le sol obscur, y plongeant petit à petit. Symbolisant visuellement l’ambiguïté du récit, ce plan dissout pose une traversée hallucinée. Malgré ses défauts, « Sicario » laisse s’exprimer son impact et sa grandeur avec une maitrise bluffante pour 120 minutes de bonheur.