Avançant à pas mesurés dans son propos, par petites touches, distillant progressivement au spectateur sa montée d’adrénaline, le réalisateur nous offre un percutant film d’action camouflé en reportage. Ses images-chocs sont même en dessous d’une effarante réalité. Que sont ces vingt-deux cadavres retrouvés dans une ferme du cartel face aux cinquante étudiants "disparus" ? Et ces pendus démembrés face aux massacrés quotidiens ? Ce film est une lente plongée dans les ténèbres de l’horrible réalité mexicaine. Avec une précision documentaire, rythmant son propos de quelques scènes puissantes, allant jusqu’au paroxysme d’une scène de fusillade sur le pont frontalier entre Juarez et les USA, usant de séquences dans lesquelles la technologie apportée par les drones, les amplificateurs de vision nocturne ou l’imagerie infrarouge, rend onirique la tension extrême que peuvent subir les personnages vus comme sortant d’un ixième jeu-vidéo, Denis Villeneuve construit pas à pas une fable morale et politique sans concession en amenant une enquêtrice issue du FBI, captivante mais candide héroïne, gavée de procédure et de respect des règles, à côtoyer un agent gouvernemental ne s’embarrassant guère de principes au nom d’un soucis d’efficacité maximum et un redoutable consultant agissant aux noms d’intérêts fort personnels.
Certes, la lutte contre la délinquance, surtout celle contre cette hydre sournoise qu’est la drogue ne peut se satisfaire de demi-mesures et de prêches vertueux. Il y faut de l’efficacité et cela peut-il réussir sans bafouer quelques procédures ou quelques principes qu’on défend par ailleurs. La présomption d’innocence est bien jolie, mais peut-on laisser un trafiquant vendre son poison au prétexte que l’analyse du produit n’a pas été faite ? Peut-on laisser un assassin sévir sans riposter au nom de ce principe ? Il a bon dos le coupable "présumé"! Il y a de ce dilemme moral dans le film. Implacable réalité qui nous force à choisir. De même, est-ce un assassinat que d’abattre sans procès un caïd de la drogue commanditaire de trop nombreux meurtres ? Et jusqu’où est-on prêt à aller pour défendre ce joli principe, jusqu’à notre propre mort ?, comme le suggérait Jean-Marie Arouet ? S’il est un endroit où la fin justifie les moyens, c’est peut-être bien dans cette lutte contre la drogue, dans cette guerre contre la mort ingérée. Car il s’agit bien d’une guerre. Tout dans le film nous le rappelle, les tenues enfilées par les acteurs, les moyens utilisés, les rafales incessantes, les façons de faire. Nous ne sommes plus dans un simple policier. Dans ces paysages arides, dans ces souterrains obscurs, se livre un mortel jeu de cache-cache. Pourtant, quand il s’agit de lutter contre un monstre, couper la tête de l’hydre n’est pas suffisant. De même, s’il faut lutter contre la drogue, ce n’est guère en s’attaquant aux dealers, ni même à leurs commanditaires, qu’une société quelconque vaincra. Le mal doit s’extirper, comme dans toute guerre, à la base. Le consommateur n’est pas uniquement un addictif, c’est aussi un phalangiste actif, un zélateur dévoué. Aujourd’hui, nous nous gargarisons de bons sentiments, notre compassion est souvent sans limite et pourtant notre tolérance est attaquée parce qu’elle ne veut guère se défendre. Que ce soient les cartels ou les groupuscules fanatisés, qu’ils vantent l’héroïne, le régionalisme ou la charia, ils nous ont déclaré une guerre sans merci que notre civilisation se doit de gagner sous peine de retomber dans les affres médiévales et de voir nos contrées dominées par une nouvelle génération de seigneurs de guerre s’affublant derrière les oripeaux arrachés à de nobles idées.
Dans un monde crépusculaire, le réalisateur nous entraîne dans une fable morale diluant son manichéisme au travers d’un cauchemar d’une redoutable efficacité.