Après l’accueil mitigé reçu par son pourtant très réussi "Monsieur Verdoux", Charlie Chaplin n’a pas décidé, pour autant, de faire machine arrière en faisant, à nouveau, appel aux services de son personnage star Charlot… bien au contraire ! En effet, avec "Les Feux de la rampe", il contraint le public à faire le deuil définitif du personnage à travers cette histoire de vieux clown sur le retour qui fait furieusement écho à sa propre carrière. Il s’agit, sans doute, du film le plus personnel de Chaplin qui livre, comme jamais, ses états d’âmes, sa nostalgie d’une époque (le cinéma muet) qu’il sait révolue, ses doutes sur sa capacité à faire encore rire et, plus généralement, son point de vue sur le monde du spectacle contemporain, qu’il désapprouve. Il ne fait, d’ailleurs, guère de mystère sur ses intentions en interprétant le rôle de Calvero, clown vieillissant qui connut, autrefois, la gloire avec son costume de vagabond ("tramp comedian" en VO) et ses numéros à base de mime ! Difficile d’être plus explicite de la part d’un artiste dont l’étoile commençait à sérieusement faiblir (l’évolution du cinéma, les affaires de mœurs, les accusations de communisme…) mais qui a toujours voulu partager ses opinions sur grand écran. C’est, d’ailleurs, une des critiques qu’on peut formuler à l’encontre du film qui a une tendance à prendre ce que dit son héros pour argent comptant, sans mise en perspective, sans réelle remise en question et, surtout, sans vraiment prendre en compte l’évolution naturelle des goûts du public. Le personnage de Calvero apparaît, ainsi, un peu trop comme le détenteur d’une vérité (ou d’une sagesse) qui échappent aux autres personnages (trop jeunes ou trop cupides pour comprendre, c’est selon). Il assène, ainsi, son point de vue à coup de longues tirades (un peu trop artificielles par moment) et de scènes où il se garde toujours le meilleur rôle. Cette manie de refuser de partager vraiment l’affiche ou, tout simplement, de passer la main m’a empêché d’être en empathie avec le personnage
(voir la scène finale de la mort de l’artiste qui confirme le problème d’ego de Chaplin)
. A ce titre, l’apparition de Buster Keaton, l’autre géant du cinéma muet, qui est resté comme l’une des séquences fortes du film, est traitée de façon à bien montrer la hiérarchie entre les deux acteurs (au moins aux yeux de Chaplin)… ce qui fait perdre beaucoup d’intensité à leurs scènes communes. Il n’en demeure pas moins que la réunion (certes courte) des deux stars du muet, ainsi que le propos du film (aussi orienté soit-il) est une belle démonstration des ravages du temps qui passe pour les idoles d’hier. C’est sans doute pour cela que "Les Feux de la rampe" est resté dans les mémoires des cinéphiles, malgré ses défauts formels. En effet, le ton désabusé du film ne suffit pas à expliquer les carences de la mise en scène, qui se montre des plus inégale dans son rythme et des plus répétitive dans sa structure. "Les Feux de la rampe" cultive une impression constante de déjà-vu en raison de scènes et de dialogues qui se répètent à intervalles réguliers
(les crises psychosomatiques de la danseuse qui croit perdre l’usage de ses jambes, les rêves du vieux clown, les projets de mariage de l’improbable couple…)
. Pire, Chaplin étire un grand nombre de séquences au-delà du raisonnable, le point d’orgue restant
son premier rêve (où il se remémore un numéro d’antan)
… et qui parait ne jamais finir ! Et, un malheur n’arrivant jamais seul, cette impression de lenteur (pour ne pas dire de langueur) est renforcée par la durée du film, à savoir 137 minutes qu’on sent vraiment passer ! Chaplin prouve, ainsi, que, lorsqu’il se prive de son pouvoir comique, il dénature l’essence de son œuvre, qui doit tout au fragile équilibre entre rire et émotion qu’il a très souvent su trouver. Est-ce son propos qui a condamné le film à être moins efficace que ses prédécesseurs ? Sans doute mais, une fois encore, Chaplin aurait peut-être, dès lors, dû se montrer plus vigilant sur la mise en scène… Heureusement, le casting est une vraie réussite puisque, autour de Chaplin qui, bien qu’il confirme ses difficultés à se défaire des tics de jeu de Charlot, parvient à nous émouvoir dans sa détresse de clown effectuant son dernier tour de piste, on retrouve une Claire Bloom convaincante en danseuse dépressive qui va reprendre goût à la vie, un étonnant Sidney Chaplin (le fils de) en musicien amoureux, Marjorie Bennett en amusante logeuse ou encore l’affable Nigel Bruce en producteur. Autre point positif, la musique du film qui est une vraie réussite, comme toujours chez la star. Il n’en demeure pas moins que "Les Feux de la Rampe" est sans doute le film de Chaplin, devant et derrière la caméra, que j’ai le moins aimé…