Un écran noir, un souffle, puis une contre-plongée sur un trio de chirurgiens qui jugent la valeur scientifique du morceau de viande humaine qu'ils ont sous les yeux. Les premières minutes du film annoncent l'horreur du sujet (la déshumanisation d'un soldat détruit par la guerre) et celle du mode de narration, subjectif. Après le souffle, le point de vue (si l'on peut dire cela d'un homme qui ne voit plus...), c'est la voix de Johnny qui se fait entendre. La voix de sa conscience, par laquelle on suivra la découverte progressive, et à peine soutenable, de l'état de son corps. Apparaîtront aussi les images qui défilent dans sa tête : des souvenirs de sa fiancée, de ses parents, ainsi que des rêves, des cauchemars et autres délires dus aux drogues administrées. Tout cela concourt à faire de Johnny s'en va-t-en guerre l'un des films les plus durs, radicaux et originaux sur le thème de la guerre, l'une des charges antimilitaristes les plus terribles qui soient, et plus largement, humainement, l'un des cris désespérés les plus bouleversants de l'histoire du cinéma.
Écrivain et scénariste, Dalton Trumbo adapte ici son propre roman, publié en 1939. Une adaptation tardive, en 1971, qui s'explique en partie par les déboires de Trumbo après la guerre. Victime, en raison de ses engagements politiques, de la chasse aux sorcières orchestrées par McCarthy, il est resté longtemps à l'ombre et dans l'ombre, continuant d'écrire des scénarios sous des noms d'emprunt, notamment le scénario des Clameurs se sont tues (1956), qu'il a signé "Robert Rich" et qui lui a valu un Oscar ! Il réapparaîtra officiellement dans le générique du Spartacus de Kubrick (grâce à Kirk Douglas) et dans celui de L'Exodus de Preminger, en 1960. L'adaptation de Johnny s'en va-t-en guerre au début des années 1970 s'explique également par les résonances que le sujet trouvait à cette époque, dans le cadre de la guerre du Vietnam. Trumbo, inspiré initialement par le conflit de 1914-1918, a fait de son film (son unique film en tant que réalisateur) une dénonciation atemporelle et universelle de la folie des hommes à se battre, du comportement des armées au cours de ces boucheries héroïques, de l'hypocrisie des démocraties qui font de leur jeunesse une chair à canon, et de l'absurdité de certains discours religieux eu égard aux atrocités de la guerre. C'est ainsi que l'auteur invite le Christ dans les rêves de son héros, un Christ impuissant à le soulager en quoi que se soit, qui considère la vie comme le pire cauchemar imaginable, et dont le rôle se limite à user de son savoir-faire de charpentier pour fabriquer des croix et des cercueils, ou à conduire des trains bondés de morts... Autant de scènes surréalistes dignes d'un Buñuel.
Ces scènes imaginaires sont en couleur, celles du quotidien hospitalier en noir et blanc. Deux univers où le personnage principal cherche des clés pour trouver la force d'exister et le moyen d'entrer en contact avec les autres, notamment avec une infirmière qui lui témoigne une compassion bienveillante. Et pourquoi ne pas trouver aussi un sens à cette vie qui lui a échappé, lui qui s'imagine exhibé au public, tel un monstre qui exprimerait la monstruosité de la guerre, en faveur de la paix ? Un message peu conforme aux ambitions de l'armée... qui a toujours le dernier mot.
Par sa force subversive, sa férocité cinglante et son pessimisme sans fond, Johnny s'en va-t-en guerre fait partie de ces films qui laissent complètement anéanti. Difficile d'oublier par la suite ce personnage qui se considère comme une bête piégée, symbole d'une bonne partie de l'humanité piégée par des volontés qui la dépassent, dans un monde sans Dieu, sourd à tous les SOS. Il est beau de mourir pour sa patrie. Mais en silence et loin des regards.