J'ai du mal à comprendre pourquoi Adieu au langage déroute tant. Je comprend, bien sûr, son hermétisme et la difficulté qu'il peut y avoir à se l'approprier. Ceci dit, ce qui m'étonne chez ce dernier Godard en date est la rareté de ses défenseurs, quand d'autres films aussi délicats à appréhender en trouvent pléthore et quand le public aime parfois tant céder à la sur-interprétation quand l'auteur lui a déjà laissé entrevoir du talent auparavant - ce que Godard a fait, n'est-ce-pas ? Si Adieu au langage ne m'a pas fait sauter au plafond, je le préfère pourtant par exemple à Inland Empire dans la catégorie rare des films testamentaires qui choisissent non pas de célébrer une carrière en en exhumant les plus belles réussites mais à l'approfondir encore jusqu'à en tirer une oeuvre plus instable, mystérieuse et vertigineuse que jamais. Bon, on est certes loin d'un Eyes Wide Shut, pas de doute. Mais quand même, Adieu au langage est un film précieux, qui n'est en partie vain et vide que parce qu'il se frotte et se heurte au néant et au vide de l'existence, jamais parce qu'il prend la forme élastique du film d'auteur poseur et approximatif. D'ailleurs, qualifier le film de gloubi-boulga revient à en valider l'expérience ; inutile de rappeler le titre, Godard cherche à rompre avec ses moyens de relation à l'existence, à briser la barrière d'une grammaire (filmique, mais aussi sensorielle et psychique) qu'il ne supporte plus, parce qu'elle le relie au Monde à travers un lien artificiel et souillé. Du coup, il se sert d'aphorismes à n'en plus finir, d'images qui ne sont pas autre chose, pour percer des saillies à travers le réel, tenter d'atteindre au-delà de ses barreaux un rapport plein à l'univers dont il a perdu la connaissance mais dont le goût l'aiguillonne toujours. Adieu au langage, c'est, comme chez Fernando Pessoa, l'envie de récréer un monde tout entier, l'envie de s'extraire d'un soi-même auquel on est devenu étranger. C'est la tension surhumaine qui pousse à percer notre propre néant. Artistiquement, peu d’œuvres vont aussi loin, même si tout ça est très inégal, puisque chaque plan et chaque collage découlent du souffle intime du réalisateur, dont il détient seul toutes les clés. Je ne prétend pas avoir ouvert toutes les portes, volé toutes les richesses que peut contenir ce film et qui, magie du cinéma, s'offriront à nouveau à chaque spectateur qui voudra bien les prendre. Mais il faut louer Godard pour une raison simple ; si tous les réalisateurs osaient se dévoiler comme il le fait (rien n'est plus mis à nu dans Adieu au langage que son réalisateur), chaque film serait une expérience, et les spectateurs, bien plus habitués à se perdre dans la psyché d'un autre, chériraient l'art non comme un moyen de rejoindre les autres dans un univers commun, mais un moyen de les aspirer dans le vôtre, et de toucher à l'unicité qui rend à l'autre toute sa profondeur.