« Renversant » Lion d’Or à la Mostra 2011, ce « Faust » peut l’être de deux manières : celle de Darren Aronofsky, qui présidait le jury du festival, est révérencielle (son bouleversement personnel sonne d’ailleurs comme une antienne depuis plusieurs mois en début de la bande-annonce du film), quand celle de très nombreux spectateurs, effarés par une logorrhée absconse de 2 h 14, est étonnée ! « Renversant » de beauté, de maîtrise et de sens, ou bien « renversant » de vacuité pompeuse (même si plastiquement impressionnant) ? Pour ma part, j’aurai une nette tendance à pencher pour le deuxième terme de l’option ! Le Français Bruno Delbonnel (« césarisé » pour « Un long dimanche de fiançailles » en 2005, ou collaborant récemment au « Dark Shadows » de Tim Burton), personne ne le conteste, a réussi des prodiges esthétiques. La scène étant en Allemagne, en pleine période romantique, le directeur de la photographie a largement puisé son inspiration pour les couleurs, la composition, la lumière chez les peintres d’Outre-Rhin de l’époque : Carl Spitzweg (pour les intérieurs : soupentes, ateliers… ou les vues de rue), Caspar David Friedrich, fasciné par la mort et l’« effroyable » beauté de la nature (dont la célèbre « Mer de glaces » trouve un magnifique écho avec certaines visions finales) ou encore Karl Friedrich Schinkel et ses savants clairs-obscurs. On pense aussi bien sûr à l’expressionnisme (Murnau ayant produit d’ailleurs en 1927 son propre « Faust », cependant bien plus respectueux de l’œuvre de Goethe), avec son optique déformée de la réalité. Mais ici le sépia a remplacé le noir et blanc, qui imprime presque toutes les tonalités de fond d’un film pourtant en couleurs. On notera aussi le format de projection 1,37 : 1, format « académique » carré ressuscité pour l’occasion, choix artistique qui entretient une « étrangeté » délibérée. Alexander Sokurov termine avec « Faust » une ambitieuse tétralogie sur le pouvoir commencée en 1999 avec « Moloch » (mettant en scène Hitler dans son « nid d’aigle » de Berchtesgaden), continuée avec « Taurus » en 2001 (sur les derniers jours de Lénine) et « Le Soleil » en 2005 (où Hiro-Hito qui va se rendre aux Américains en 1945 renonce à son ascendance divine). N’ayant rien vu des volets précédents (en sachant je crois qu’au moins l’un d’entre eux est toujours inédit en France), je n’ai évidemment aucun recul pour apprécier l’ensemble de la réflexion du cinéaste russe. Après trois épisodes « historiques », la conclusion se fait grâce à un homme ordinaire (Faust n’a aucun pouvoir politique, ce n’est qu’un savant, méconnu d’ailleurs), mais tenté par l’extraordinaire (il cherche à extraire l’âme des cadavres qu’il dissèque, et croit que Mauricius va lui révéler le secret de la vie qui lui échappe), alors que les trois tyrans des films précédents étaient surpris dans leur intimité (des hommes extraordinaires vivant comme tout un chacun). Il faut cependant souligner que l’ « homo ordinarius » Faust est né d’un mythe, quand les trois hommes d’état étaient eux bien réels ! Sokurov « revisite » pour servir sa démonstration la légende faustienne, le problème étant que s’il la reconditionne, il la vide aussi de sa substance, et nous livre de magnifiques images, mais que l’on n’arrive pas à associer à une vision cohérente, à un message intelligible. Résultat : on admire, mais on s’ennuie aussi prodigieusement à voir s’enchaîner les tableaux sans ligne narrative conductrice, et surtout à devoir subir les discours fumeux de Faust et de son mentor diabolique (même si l’on peut, profitant de l’excellente diction des interprètes, vérifier son niveau d’allemand !). Le docteur Faust appartient aux mythes et légendes d’Outre-Rhin (et à cet égard on ne peut qu’approuver le Russe Sokurov d’avoir fait un film en allemand), et personnage et histoires le concernant sont le fait de nombreux auteurs avant lui, parfois au-delà de son pays d’origine, même si Goethe a livré l’œuvre la plus connue (deux œuvres en fait, l’une publiée en 1808, et l’autre, « Faust II » en 1832, à titre posthume). Sokurov et sa coscénariste (Marina Koreneva) ont « adapté » essentiellement « Faust I », qui se rattache au courant « Sturm und Drang », la version allemande du romantisme. On retrouve bien certains personnages de Goethe, outre Faust lui-même (Johannes Zeiler) : Wagner, son assistant (nettement illuminé), Margarete, dite Gretchen (Isolda Dychauk), son frère Valentin. Mais Méphistophélès (un des 7 princes de l’Enfer) est devenu « Mauricius », un banal vieillard (enfin pas si banal que cela physiquement, puisque ses - maigres - attributs virils sont situés au bas de son dos, signe d’une « inversion » toute maléfique). Le Faust de Goethe, savant admiré de tous, qui a atteint les limites de son savoir et désespère de rien trouver désormais de nature à le satisfaire, invoque le diable et conclut un pacte avec lui : en échange de son âme, ce dernier s’engage à le servir fidèlement le reste de sa vie et à lui permettre de goûter ainsi à tous les plaisirs terrestres de son choix. Sokurov pour sa part, de nombreux palabres « philosophiques » mis à part, semble ne fixer d’intérêt dramaturgique à la rencontre avec le diable (donc avec le Mal incarné) que celui de rattraper une occasion perdue de « conclure » avec Margarete (que le Malin a d’ailleurs mise à dessein sur la route d’Heinrich Faust, la lui faisant rencontrer parmi d’autres lavandières, dans une scène très élaborée visuellement, où le « lavoir » tient beaucoup du bain turc !). Le salut éternel échangé contre une simple histoire sexuelle : tout ça (les 2/3 verbeux du film) pour ça, est-on tenté de se dire…. Par ailleurs, le « piment » Wagner (emprunté au « Faust II » : retour du « famulus » - qu’on n’a pas vu partir - s’essayant en démiurge et créant un homoncule) paraît artificiel, et le rachat de l’âme de Faust est totalement occulté, le film s’achevant par une visite guidée dans ce qui pourrait être les limbes, au cours de laquelle Faust retrouve Valentin (qu’il avait envoyé ad patres lors d’une rixe), puis enfouit Mauricius sous des rochers ( ????) - magnifiques paysages sans doute islandais. Dire que l’on reste sur sa faim participe de l’euphémisme ! Qu’a donc voulu montrer Sokurov (question récurrente tout au long de ce maelstrom d’images superbes, mais, ou vaines, ou bien illustrant un propos sibyllin qui laisse en route les non-initiés : dans l’un et l’autre cas, un film qui aura du mal à trouver un public en adhésion !) ???