Assurément le film le plus sombre, mystérieux et abouti de Bruno Dumont, en avançant dans sa filmographie je trouvais que depuis L’humanité ses films tournaient un peu à vide, sans pour autant être mauvais, loin de là, mais je ressentais irrémédiablement l’envie de retrouver ce je-ne-sais-quoi d’imperceptible qui faisait toute la différence, cet arrière plan dominant les débats, et avec Hors Satan on touche à l’absolue beauté lugubre de son univers.
Ce qui est fort c’est que dès les premières minutes le film raconte quelque chose presque sans la moindre palabre, juste un type qui prie devant le levé du soleil pour rejoindre une jeune femme en pleurs, il lui tend la main avant de l’emmener dans son repère sur la plage, tout y est livide, terne, sans espoir, on est quasiment dans un monde post-apocalyptique où ne subsistent que les âmes perdues. Ce vagabond va être l’ange protecteur de cette fille, éliminant à tour de bras tous les individus qui pourraient s’opposer à sa quiétude, le plus intéressant reste l’ambiguïté du rôle qu’il joue, est-il une représentation du Christ ou de l’Antéchrist ? Dumont déploie beaucoup de symboles religieux comme la purification par le biais d’éléments contraires, l’eau et le feu, le tout dans un cadre rendant hommage à la nature dans ce qu’elle a de plus brute, de plus moite, de plus sacrificielle, il y a d’ailleurs un parallèle évident avec le cinéma de Tarkovski.
La picturalité est en effet ici absolument merveilleuse, entre les marécages verdoyants, les contre-jours liturgiques ou l’aspect crépusculaire des dunes de la Côte d’Opale, le background joue un rôle prédominant, totalement au service de ses personnages qui n’ont plus qu’à y errer, ce qui participe encore davantage au degré de fascination qu’entretien Dumont avec un minimalisme presque insolent. Le vagabond y apparait tel l’instrumentaliste de toute forme de vie, un aimant séduisant et toxique restant à l’écart du village, ne s’aventurant que pour rendre visite à son amie désemparée dans sa ferme faites de pierres et de tôles, le rétribuant de quelques denrées, puis amené à exorciser la maladie inconnue d’une enfant. L’aspect paranormal est bien présent, mais toujours amené de manière implicite, quitte à ne plus savoir sur quoi se rattacher, et c’est exactement ce pourquoi Dumont est un très grand metteur en scène, nul besoin pour lui d’apposer ses idées sur la table du bon sens, c’est au spectateur de se créer une place dans l’espace laissé vacant.
Il y a aussi toute cette notion de désir refoulé, relatif au climat de désespoir qu’entretien l’ambiance, l’âme ne sera sauvée que par la pureté, la prière, la jeune femme est bien cette innocence non pervertie qui ne souhaite que d’être délivrée de son enveloppe dénuée de sentiments, le vagabond la guidera. L’unique scène sexuellement (plus ou moins) explicite est une analogie en sous-texte de l’attraction impossible, entrainant un phénomène chimique de répulsion, le corps ne sera "nettoyé" que par purification, le mysticisme rejoint le naturalisme, aussi dérangeant soit-il pour plonger dans quelque chose sorti tout droit d’un tableau de nymphes où la beauté est invitée. La dernière partie du film est quant à elle la plus curieuse, soulevant un questionnement au niveau de la trajectoire des personnages et de leurs choix, notamment suite à l’escapade nocturne de la jeune femme, si tout n’était au final prémédité, cette représentation de la résurrection m’a beaucoup fait penser à celle dans Ordet de Dreyer, laisser l’image sortir de sa paralysie et confier le temps au magnétisme pictural, magnifique, tout simplement.
Hors Satan est à mes yeux le chef d’œuvre de Bruno Dumont dans le sens où ce film est la synthèse de tout ce qui fonctionne dans son cinéma, l’errance des âmes dans de larges paysages aussi beaux que désincarnés, le symbolisme religieux du corps terrestre promis à l’au delà, la place des sens dans le naturalisme, le tout en filmant de vrais gens pour laisser transparaitre les émotions. Fascinant, tétanisant et diaboliquement magistral.