A bien des égards, La Chevauchée fantastique est une étape historique dans le genre western puisqu’elle marque le début de son âge d’or après une longue traversée du désert au cours des années 1930.
A la suite de l’échec de La Piste des géants en 1930, John Wayne a été cantonné, tout au long de la décennie, à des westerns de série B. De son côté, John Ford, qui avait déjà engagé l’acteur dans des rôles de figurants dans ses premiers films muets, n’a plus tourné de western depuis 1926 et son film Trois sublimes canailles. Pour autant, contrairement à Wayne, Ford ne traverse pas une période difficile de sa carrière puisqu’il réussit à s’adapter à l’arrivée du parlant et rencontre tout de même plusieurs succès cinématographiques, dont Le Mouchard (1935), qui lui offre d’ailleurs son premier Oscar du meilleur réalisateur. Mais en 1939, avec La Chevauchée fantastique, Ford renoue avec le western et propulse ce genre délaissé au premier rang, devenant l’un de ses cinéastes les plus emblématiques.
Le scénario de Dudley Nichols, partenaire régulier de Ford, s’inspire de la nouvelle Stage to Lordsburg (1937) de Ernest Haycox pour donner vie à La Chevauchée Fantastique, même si le cinéaste révèle également l’influence de la nouvelle Boule de suif (1879, de Guy de Maupassant, qu’il a cherché à transposer dans l’univers western. Toutefois, davantage séduit par les personnages de la nouvelle d’Haycox que par son scénario, qu’il trouve mal construit, Ford se décide à l’adapter au cinéma, et ce en dépit de l’avis contraire de David O. Selznick (producteur d’Autant en emporte le vent la même année). Ce dernier est surtout hostile à l’idée qu’un réalisateur impose ses conditions, dans un contexte américain où, à l’inverse de l’Europe, la production et la réalisation cinématographiques sont contrôlées par des magnats du secteur, des studios et des producteurs puissants et fondateurs d’Hollywood. Mais heureusement pour lui, un autre producteur, Walter Wanter, est lui aussi prêt à tenter le pari.
Ce premier grand western parlant de John Ford place la majorité de son intrigue dans les paysages désertiques et somptueux de Monument Valley, un site naturel dont tout le monde a déjà entendu parler aujourd’hui mais qui, à l’époque, était bien moins connu. Ainsi, La Chevauchée fantastique est le premier film à faire découvrir cet endroit de toute beauté grâce à ses scènes d’extérieur tournées en 4 jours seulement, conférant définitivement à ce cadre unique l’image de Ford et de ses réalisations. A ce titre, il existe un célèbre promontoire sur le site, le John Ford Point, rendu célèbre par La Prisonnière du désert, réalisé 17 ans plus tard.
Pour Orson Welles, La Chevauchée fantastique est le parfait manuel de réalisation d’un film, à tel point qu’il déclara l’avoir visionné une quarantaine de fois durant le tournage de son légendaire Citizen Kane. Et il faut reconnaître que Ford offre ici une belle leçon de cinéma et de mise en scène. Cette dernière, précise et millimétrée, marque l’esprit avec des cadrages parfaitement maitrisés et des plans remarquables. Parmi eux, l’un des plus célèbres offre une entrée en scène inoubliable pour Ringo Kid, hors-la-loi interprété par John Wayne, dont le visage juvénile et l’allure triomphante sont dévoilés par un travelling avant renversant. Cette technique de mise en scène est d’ailleurs reprise plus tard, avec un plan qui passe brutalement de la diligence perdue au milieu du désert à des Indiens cachés au sommet des montagnes, prêts à attaquer le convoi. Enfin, pour conclure le sujet de cette mise en scène finement construite, n’oublions pas l’incroyable plan en caméra embarquée sur la diligence au moment de traverser le fleuve, qui nous fait plonger dans l’eau au côté des chevaux et du véhicule.
Au-delà de ces qualités qui ne doivent pas être sous-estimées, Ford fait également preuve d’efficacité dans la manière de présenter ses personnages, et d’une grande sensibilité dans leur développement. En effet, le cinéaste a choisi de peindre une petite communauté humaine comme il les affectionne, montrant une tendresse particulière pour les parias et les excentriques. Dans la micro société qui prend place sur les sièges de la diligence, chaque personnage est rejeté par une société bourgeoise et puritaine que Ford lui-même semble mépriser. D’ailleurs, au moment de quitter Tonto, au début du film, alors que Dallas demande au docteur Josiah Bonne si elle n’a pas le droit de vivre comme tout le monde, ce dernier lui offre cette réponse sans ambiguïté et dont on aurait presque l’impression qu’elle sortirait des lèvres de Ford lui-même : « Nous sommes victimes d’une maladie sociale : le préjugé bourgeois ».
Parmi cette galerie de portraits peinte avec empathie, seul le banquier est présenté sous un mauvais angle. Pour mieux comprendre ce traitement, il est utile de revenir un fait historique majeur survenu 10 ans plus tôt. En 1929, la Grande Dépression éclate et Ford est frappé par la misère et les milliers de chômeurs jetés à la rue. Sa sympathie pour les victimes de la société et des préjugés s’exprime donc dans toute sa vigueur au cœur de ce long-métrage, où la représentation du banquier ne peut qu’être peu flatteuse après les tristes évènements survenus. La dimension sociale de ce western fondateur n’est donc pas à écarter car elle est essentielle pour être au cœur de l’essence du film.
Au cœur des personnages intégrés à cette micro société, en plus de Ringo Kid (John Wayne), il y a le Dallas, une belle et jeune prostituée chassée de la ville par la ligue de moralité puritaine et féminine de la ville. Lors du voyage, ce personnage attachant va révéler une grande bonté et un véritable courage, notamment lorsqu’elle aide Lucy Mallory à accoucher, une autre participante à ce voyage qui a pourtant fait preuve de discrimination envers l’ancienne prostituée.
Si c’est finalement John Wayne qui est sur le devant de la scène et vole la vedette au reste de la distribution, c’est bien autour du personnage de Dallas que gravitent les regards et les principaux enjeux de l’histoire, de sa romance naissante avec Ringo Kid aux jugements des autres passagers, dont la méfiance atteint son paroxysme au cours d’une sombre histoire de placement à table. La place accordée aux femmes dans ce long-métrage, et de manière générale dans la filmographie de John Ford, est centrale, comme le remarque André Bazin, célèbre critique du cinéma, qui a écrit au sujet de La Chevauchée fantastique « Dans l’univers épique du western, toutes les femmes sont bonnes, c’est l’homme qui est méchant. Si méchant que le meilleur doit, en quelque sorte, racheter par ses épreuves le péché originel de son sexe ». Ford a toujours exprimé son amour pour les personnages féminins forts et volontaires, jusqu’à son ultime long métrage Frontière chinoise (1966), dont le titre original reprend cette haute considération (« 7 Women »).
Dans cette diligence, si au début de l’aventure, les personnages ont tous des préjugés entre eux, leur union face aux dangers du voyage, dont la terrible menace indienne, finira par les rapprocher et faire disparaitre ces considérations basées sur la simple apparence ou le statut social. En somme, humaniste et tendre, Ford a ainsi voulu prouver, quatre ans seulement avant la publication du Petit Prince de Saint-Exupéry, que l’essentiel ne se voit pas avec les yeux, mais avec le cœur.
Toutefois, malgré les incontournables atouts de cette production épique, il est nécessaire, mais pas injuste, de nuancer l’éloge dont a profité le film au fil des ans. Certes, son caractère fondateur et symbolique dans l’histoire du genre western est indéniable grâce à la mise en place des codes traditionnels qui définiront le genre cinématographique américain par excellence, alors en décrépitude au moment de la sortie de La Chevauchée fantastique (le shérif, la cavalerie, la diligence, ainsi que les Indiens et leur leader Geronimo), mais une faiblesse structurelle majeure doit être soulignée. En effet, le scénario est loin d’être particulièrement passionnant et s’achève dans un épilogue un peu tiré par les cheveux, où le shérif abandonne son prisonnier pour qu’il parte vivre la Dolce Vita avec son coup de foudre du voyage après avoir vengé son père et son frère.
A sa sortie en salle, La Charge fantastique parvient à réunir les spectateurs en récoltant une recette honorable de près d’un million de dollars (pour un budget de près de 400 000 dollars), mais pour autant, les critiques ne sont pas forcément favorables. En Amérique, ce classique n’a pas tout de suite été apprécié, les spectateurs n’étant au départ pas très enthousiastes : on lui reproche notamment trop de psychologie et pas assez d’action. Néanmoins, lors de la cérémonie des Oscars 1940, Thomas Mitchell décroche le trophée du meilleur acteur dans un second rôle pour son interprétation sincère et touchante d’un médecin ivrogne en quête de rédemption, et la musique est également récompensée. De son côté, John Ford, nominé dans la catégorie du meilleur réalisateur, ne fait pas le poids face au triomphe de la soirée, Autant en emporte le vent, véritable épopée marquante dans l’histoire du septième art qui rafle huit oscars, un record pour l’époque. Sur les sept nominations pour La Charge fantastique, deux sont récompensées, un score plutôt correct pour un long-métrage d’un genre qui est alors dans l’oubli. Mais c’est surtout grâce à son accueil européen que le film a acquis une telle réputation.
1939 est une année marquante pour le cinéma américain, l’année qui débute l’âge d’or hollywoodien, une période d’une vingtaine d’années. C’est en cette année faste pour le cinéma que sortent aussi Seuls les anges ont des ailes, Autant en emporte le vent, Le Magicien d’Oz et Mr Smith au Sénat. Réalisé la même année que Sur la piste des Mohawks, autre belle production cinématographique de l’année, La Charge fantastique illustre un nouveau souffle de la part de John Ford dans le registre western, un nouvel élan dont les bénéfices se répercuteront aussi sur le genre cinématographique qui débute alors son glorieux âge d’or, en même temps qu’Hollywood. Avec ce succès, Wayne devient dès lors le comédien fétiche de Ford et entame définitivement sa carrière de grand acteur.
Classé neuvième des dix meilleurs westerns de tous les temps d’après l’American Film Institute, inscrit à la prestigieuse bibliothèque américaine du National Film Registry, nul doute que La Charge fantastique démontre une importance historique et esthétique dans l’histoire du cinéma. Son influence marque des générations d’artistes, tant dans le septième art où Gordon Douglas tourne un remake, La Diligence vers l'Ouest, en 1965 ; que dans la bande dessinée, avec l’album La Diligence (1968), quarante-septième histoire de la série Lucky Luke par Morris (dessin) et René Goscinny (scénario), qui met également en scène certains ingrédients du film : une diligence transportant un échantillon de personnages de l’Ouest voyage de relais en relais et doit faire face à des indiens belliqueux. Toutefois, son scénario simple et sa conclusion hasardeuse, ainsi que la romance mielleuse et peu constructive des deux protagonistes principaux sont un frein à l’attribution du statut de « chef d’œuvre », quand bien même Ford a fait part d’une grande maitrise du cadrage et de la mise en scène à travers des plans historiques.