« On ne résume pas la vie d’un homme en deux heures. Tout au plus en donne-t-on un aperçu ». Cette simple évidence doublée d'une note d'intention, on la doit au brillant Mank de David Fincher, faux biopic du scénariste Herman J. Mankiewicz et vrai croche-pied aux exégètes prompts à idéaliser une époque trouble ou des figures complexes. L'aphorisme est tout aussi valide pour le projet phare de son camarade et ami Andrew Dominik, consacré à Marilyn Monroe. Une dizaine d'années que le réalisateur australien bûchait sur l'adaptation du best-seller Blonde signé Joyce Carol Oates. Après avoir expurgé l'icône Jesse James du prestige et des fadaises pour livrer un lamentos envoutant (cf. L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford), la perspective de voir le cinéaste passer sur un autre totem culturel est on ne plus excitant. Mais pour quoi ? Chez Fincher, Mankiewicz était l'anti-héros venu livrer une bataille perdue d'avance contre un Hollywood transformé en antichambre de la propagande idéologique. Dominik s'empare de Monroe pour lever le voile sur une usine à rêves ayant peu à peu transformé la vie de Norma Jeane en cauchemar.
"Une vie distillée sous forme de fiction", selon les propres termes d'Andrew Dominik. Elle ne ressemblera à rien de ce qu'on a déjà vu, une évidence qui vous frappe dès l'introduction. Blonde ne s'embarrassera pas d'une quelconque norme dans son déroulé, d'un montage conventionnel ou d'une approche hagiographique. Pour ça, merci d'aller voir ailleurs si vous trouvez. Et vous n'y gagnerez pas au change, c'est certain. Le portrait schizophrène d'une petite fille devenue femme, puis actrice, puis produit, puis star, se fond dans un kaléidoscope de formats, de couleurs, de reproductions, de souvenirs, de traumas, de fantasmes, de voix de rêves, de hantises,...Certaines photographies immortelles changent radicalement de sens, les scènes cultes deviennent dérangeantes, le sourire de Marilyn fait remonter un cri de désespoir, et la machine à fric persiste à tourner. Comme Norma, on est rapidement sonné par cette frénésie jusqu'à ne plus discerner le vrai du faux. Raison suffisante pour s'y replonger ? Oh que oui. Parce qu'il y a énormément de matière. Et vous n'êtes probablement pas prêt de revoir un pareil objet.
Non, Blonde n'est pas un film à Oscars. Techniquement, il les mériterait tous. La photographie signée Chayse Irvin est prodigieuse, modifiant sensiblement la colorimétrie, le contraste en fonction de l'humeur ou du décor. Les compositions expérimentales mêlant piano et synthétiseurs vous collent à l'esprit et appuie cette dimension anticonformiste. Le montage est un habile rappel que 2h47 ça peut être très court quand on sait garnir chaque minute. L'interprétation est sans faille, Ana de Armas incarne une Norma Jeane/Marilyn Monroe hors-norme et déchirante, performance d'autant plus notable qu'elle est omniprésente de la première à la dernière minute. Le parterre de seconds-rôles donne le tournis (Adrien Brody, Bobby Cannavale, Julianne Nicholson, Xavier Samuel) et tous sont très investis dans leurs rôles même s'il s'agit d'une poignée de minutes. Toutefois, et sans leur manquer de respect, Andrew Dominik est la force inamovible tractant tout ce très beau monde avec Hollywood en ligne de mire. Il faut quand même le faire, prendre un tel mythe de "l'âge d'or" pour le renvoyer comme un boomerang en pleine face des studios ou des spectateurs.
Croyez-moi, Blonde n'y va pas par le dos de la cuillère. Il y a des scènes que vous n'avez jamais vu dans un biopic. Compte tenu de sa démarche étonnante, expérimentale même (et accessible), le film se permet beaucoup de choses. De là à imaginer autant d'images horrifiques, choquantes, folles, inédites mais absolument pas raccord avec l'image proprette de Monroe et surtout de l'industrie...Plus encore que sur Jesse James, le réalisateur retourne les attentes tout comme il retourne la nature de son long-métrage, changeant de registre pour épouser le trouble identitaire assaillant Norma. Le cinéma n'a pas vocation à changer le monde, il peut en revanche changer le regard autour de lui. En l'occurrence, Blonde pourrait probablement vous guérir de l'éventuelle envie d'acheter un mug, une carte postale ou la batterie d'assortiments à l'effigie de Marilyn Monroe. Ce n'est pas une question d'éveil de conscience tardif. Mais le constat que Marilyn n'était que le lointain reflet (une métaphore utilisée dans l'œuvre) d'une femme perdue, déconsidérée et incomprise. Dans un monde idéal, on aurait juste voulu voir, écouter et admirer Norma. Dans le notre, Andrew Dominik n'a eu que deux heures et quelques pour nous la présenter. Pas assez pour résumer une vie, mais bien assez pour aimer cet instantané.