A la cérémonie des Oscars de 1950, concourent simultanément dans toutes les catégories deux chefs d’œuvre incontournables de l’histoire du cinéma prenant pour cadre le monde du spectacle dont ils auscultent les mœurs et mettent à jour l’impitoyabilité du mode d’ascension et de déclin des stars qui l’animent. Il s’agit bien sûr de « Boulevard du crépuscule » de Billy Wilder et d’« Eve » de Joseph L.Mankiewicz. Ce dernier est réalisateur depuis seulement quatre ans quand il exprime auprès de Darryl Zanuck, le mogul de la 20th Century Fox , son souhait d’évoquer dans un de ses films le monde du théâtre auquel il rêvait d’appartenir avant de faire carrière au cinéma. Quatre années bien remplies avec huit films réalisés dont « Le Château du Dragon », « l’Aventure de Mme Muir » et « Chaînes Conjugales ». Zanuck apprécie Mankiewicz, son professionnalisme, son éclectisme et sa capacité à diriger les acteurs à partir de scénarios qu’il est capable d’écrire lui-même quand il le juge nécessaire. C’est la dramatisation écrite pour la radio par Mary Orr à partir d’une de ses nouvelles (The Wisdom of Eve) parue dans « Cosmopolitain » en 1946 qui amène la Fox à en acheter les droits d’adaptation. Mankiewicz qui n’est pas en peine pour étoffer à sa main la nouvelle en question, en tire un scénario très construit dramatiquement auquel Zanuck apporte avec l’accord du réalisateur des modifications subtiles mais essentielles qui contribuent à crédibiliser encore un peu plus le drame qui se jouera sur l’écran. Un drame intense mais vieux comme le monde où il sera question d’une célèbre actrice de théâtre (Margo Channing) au sommet de sa gloire, régnant sans partage sur Broadway, qui au contact d’une jeune ambitieuse (Eve) introduite dans son entourage par la femme (Karen Richards interprétée par Celeste Holm) de l’auteur de la pièce dans laquelle elle triomphe, va prendre conscience du vieillissement qui approche avec en corollaire le déclin qui l’accompagne. Claudette Colbert était initialement choisie par Mankiewicz pour interpréter Margo Channing mais victime du déplacement d’un disque vertébral, celle-ci doit renoncer. Ayant refusé le recours à Marlène Dietrich que lui proposait dès le départ Zanuck, Mankiewicz convainc son producteur de ravaler une rancœur vieille de neuf ans pour embaucher Bette Davis. Concernant Eve, après l’hypothèse Susan Hayward écartée, c’est Anne Baxter, sous contrat avec le studio et oscarisée en 1947 pour un second rôle dans « Le Fil du rasoir » (Edmund Goulding), qui est choisie. Complètent la distribution, Garry Merrill dans le rôle du metteur en scène et mari de Margo Channing, Hugh Marlowe dans le rôle de l’auteur de la pièce de théâtre, Thelma Ritter dans celui de la « nurse » de Margo et enfin George Sanders que Mankiewicz connaît bien dans le rôle du critique intellectuel et blanchi sous le harnais, faisant la pluie et le beau temps sur la scène de Broadway. Parfaitement huilée (parfois sans doute un peu trop), la narration use avec dextérité de la voix-off que Mankiewicz distribue à tous les protagonistes sous la forme d’une confession intime à propos de la personnalité d’Eve et plus particulièrement dans la bouche de George Sanders, sorte de demiurge ayant seul à sa disposition de par sa position en surplomb, tous les tenants et aboutissants de cette pièce de théâtre parfois un peu grotesque et futile qui se joue hors de la scène. Mankiewicz qui fait feu de tout bois recourt aussi au flash-back ayant pris le parti de commencer son film par la fin qui constitue en vérité l’aboutissement du patient travail de sape mené par Eve qui s’est servi de l’arrogance tout d’abord, puis de la confiance et enfin de l’aveuglement d’une Margo bien trop remplie d’elle-même pour parvenir à lire à travers l’obséquiosité trop affirmée d’Eve puis enfin sentir les dents solidement plantées dans ses veines d’un vampire qui lui suce le sang. Bette Davis qui était alors au creux de la vague après avoir peut-être trop imprudemment quitté la Warner où elle avait connu ses plus grands succès et qui surtout lui permettait de rester constamment en activité, est en pleine osmose avec ce rôle qui reflète un peu son parcours hollywoodien et relancera pour un temps sa carrière. Anne Baxter, actrice un peu méconnue en Europe est parfaite en sainte nitouche exaspérante qui dévoile au fur et à mesure que Margo baisse la garde toute sa duplicité, son insatiable ambition et son cynisme qui lui jouera des tours, la poussant à la faute à cause de trop de confiance et d’impatience. C’est bien sûr un délice de voir le travail d’orfèvre de Mankiewicz orchestrant avec maestria les trajectoires opposée d’Eve et de Margo, éternel recommencement d’une jeunesse impitoyable toujours pressée de pousser sans ménagement vers la sortie ceux qui ne veulent pas céder la place convoitée. La réflexion pouvant être parfaitement inversée. Comme le montre la fin métaphorique du film concluant un peu doctement le propos acerbe mais lucide de Mankiewicz qui n’a jamais était dupe sur la nature humaine y compris quand elle concerne sa moitié féminine. Autour des deux actrices à leur zénith, on remarquera tout particulièrement la prestation de Thelma Ritter incarnant le bon sens populaire qui a très rapidement lu dans le jeu souvent un peu grossier d’Eve. Celle aussi de George Sanders sorte d’alter ego de Mankiewicz qui avec le détachement de celui qui a tout vu et tout entendu est le seul capable de mettre fin à cette mascarade parfois un peu ridicule. « Eve » malgré les décennies qui passent reste d’évidence un chef d’œuvre incontournable.