Il existe quelques rares films qu'on reçoit comme une claque, et auxquels on repense souvent, un peu comme un rêve récurent. Incontestablement, "Le Ruban blanc" fait et fera partie de ceux-là, rejoignant en ce qui me concerne parmi les oeuvres traitant du bien et du mal "La Nuit du Chasseur" ou "Breaking the Waves", dont il reprend d'ailleurs curieusement la Siciliana de Bach, dans un film où la musique n'est pourtant présente que quand elle est jouée par les personnages : la baronne (encore une pianiste), l'instituteur, l'orchestre villageois lors de la fête des moissons ou la chorale d'enfants interprétant pour la fête de la réformation "Ein feste Burg ist unser Gott" de Martin Luther mis en musique par Bach.
Le récit commence par la voix off du narrateur, l'instituteur qu'on devine au soir de sa vie, sur un écran noir. Puis une ouverture au noir sur un plan fixe, nous montrant la chute du docteur dont le narrateur explique qu'elle a été le commencement des tragiques événements de cette année 1913. Nous découvrons ensuite l'instituteur avec sa bonne bouille à la sortie de sa classe, s'étonnant de la sollicitude que Klara, la fille du pasteur, manifeste pour les enfants du docteur.
Et alors qu'on voit s'éloigner dans le village Klara et ses copines, on se demande avec l'instituteur ce que peuvent cacher ces enfants trop polis, trop sages, trop graves qui évoquent les maléfiques enfants blonds du "Village des Damnés"(celui de Wolf Rilla, pas celui de John Carpenter). Témoins et/ou acteurs des atrocités qui vont bouleverser la quiétude du village, ils partagent tous la particularité de grandir dans la violence institutionnalisée, la frustration et la culpabilisation.
Certes, les vies des adultes ne sont pas non plus heureuses, que ce soit celle du paysan veuf de sa femme tuée à la scierie, celle du docteur qui montre sa propension à passer du statut de victime au rôle de bourreau dans une scène hallucinante de cruauté où il congédie sa maîtresse, celle des châtelains apeurés, ou celle du pasteur qui au nom de l'amour ligote son fils pour ne pas qu'il meurt de masturbation. Mais eux, au moins, s'accordent le droit d'exprimer leurs sentiments.
Les enfants ne se voient pas octroyer ce droit, et le symbole de ce dressage au nom de la morale puritaine est le ruban blanc que le pasteur impose à Klara et son frère, symbole de la pureté à laquelle ils doivent aspirer constamment, et qui s'oppose au noir de l'uniforme que la plupart de ces angelots porteront trente ans plus tard. La symbolique de ces couleurs explique le choix du noir et blanc, ainsi que l'association que fait Haneke aux photographies de cette époque. Loin d'être expressionniste, la superbe photographie de Christian Berger joue sur l'opposition du noir et du blanc d'un plan à un autre, et non sur le contraste créé dans un même plan à l'aide de l'éclairage.
Comme le souligne Haneke dans une interview, le narrateur débute son récit en disant : "J'ignore si ce que je veux vous raconter est totalement véridique ; j'en connais une partie seulement par ouï-dire." Le spectateur est d'emblée plongé dans l'incertitude, ce qui place bien "Le Ruban blanc" dans la continuité de l'oeuvre d'Haneke. Et, alors qu'un des enjeux dramatiques du film est de parvenir à identifier le ou les auteurs des événements, la survenue de la guerre et l'éloignement de l'instituteur nous laissent dans la même incertitude quant aux faits : car l'essentiel se situe ailleurs, dans la description de la genèse d'une des pires monstruosités de l'histoire de l'humainité.
Dans la même interview, Haneke se définit comme "un petit peu perfectionniste". Ce souci kubrickien de la maîtrise de tous les aspects du film s'est notamment manifesté dans le casting ; celui des acteurs ou des figurants, où il a privilégié les visages "à l'ancienne", allant chercher jusqu'en Roumanie des figurants à la peau tannée par le soleil. Mais c'est pour le choix des enfants que le processus a été le plus long, prenant plus de six mois. Après avoir casté plus de 7000 enfants, en évitant les agences spécialisées car les enfants sont déjà "gâchés" par les séries télévisées, il a en finalement sélectionné une trentaine dont dix se sont vus attribuer les rôles principaux au bout de nombreux essais. Ce travail préliminaire explique l'extraordinaire force du jeu de ces enfants acteurs. La scène où Anna répond à son petit frère de 5 ans à propos de la mort est bouleversante de justesse, comme celle où le cadet du docteur vient offrir à son père ce qu'il a de plus cher. On est à des années-lumières du jeu stéréotypé des pauvres acteurs du "Petit Nicolas"...
Je m'étais demandé si l'attribution de la Palme était due à la présence de l'actrice de "La Pianiste" à la tête du jury, ou au souci d'éviter une deuxième palme française consécutive en récompensant "Un Prophète" un an après "Entre les Murs". La vision de ce film à la fois captivant et oppressant, structuré par une maîtrise absolue des différents pupitres de la cinématographie : construction scénaristique, mise en scène, montage, photographie, et direction d'acteur, suffit à justifier la consécration du "Ruban blanc", appelé à rester comme une des grandes Palmes d'Or, aux côtés du "Guépard", d'"Apocalypse Now", de "Mission" ou d'"Elephant".
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