Premiers plans du film, sur des paysages cambodgiens, buffles, vélos et champs de mines. Première apparition de Jacques Vergès, qui explique qu'on ne peut pas parler de génocide au sujet des Khmers rouges de son ami Pol Pot, qu'il y a bien eu des brutalités, mais qu'on oublie la famine et le rôle des bombardements et de l'embargo américain, et puis que les chiffres ont été bien surévalués. Quelques minutes plus tard, il reparle de comptabilité macabre, cette fois il s'agit des morts de Sétif, et entre les 10 000 de la version française officielle et les 45 000 avancés par certains historiens, il choisit ces derniers, non sans commenter "les chiffres varient toujours"...
D'emblée, par ce flagrant délit de négationnisme tranquille, Barbet Schroeder cherche à vacciner le spectateur contre la sympathie qu'il risque de ressentir vis-à-vis de Vergès. Car sympathique, il peut l'être, ou plutôt charmeur, avec ce sourire malicieux qu'il a, y compris aux pires moments. Tout en étant lucides sur ses outrances, ses amis savent décrire un personnage bon vivant et sensible, comme Rolande Girard-Arnaud, la veuve de l'auteur du Salaire de la Peur, ou le truculent Siné, qui raconte combien la conversion à l'islam de son copain Jacques était appelée à échouer, tant il aimait le porc et le bon vin.
Sympathique aussi par la nature de ses premiers combats : la Résistance, l'anticolonialisme, la dénonciation de la torture en Algérie. Mais dès le début, il donne un sens particulier à ces luttes. Ainsi, quand il parle de son engagement dans les Français Libres, il évoque surtout son plaisir de servir sous les ordres d'un général condamné à mort ; ou quand il décrit l'assistance du procès de Djamila Bouhired, il parle de "nervis" (ça fait vingt ans que je n'avais plus entendu ce mot !) et on sent sa jubilation à provoquer juges et public. On le voit visiter aujourd'hui la prison d'Alger avec trois dames respectables (Zohra Drif est vice-présidente du sénat), anciennes poseuses de bombes et condamnées à mort ; il rappelle que s'il a eu des dizaines de clients condamnés à mort, aucun n'a été exécuté, mais qu'il avait vécu chaque fois les affres de l'attente, et que si Djamila ou une de ses camarades avait été suppliciée, il aurait demandé rendez-vous à Lacoste ou à Massu pour les abattre.
On comprend la fascination de Barbet Schroeder devant quelqu'un qui lui ressemble par bien des aspects : leurs origines cosmopolites et le rôle de la Guerre d'Algérie dans leur prise de conscience, notamment. Barbet Shroeder raconte : "Quand j'avais 14, 15 ans, j'ai fait exactement le même parcours politique que Vergès. J'avais près de 20 ans de moins que lui, j'étais dans la mouvance communiste bien que les communistes ne voulaient pas vraiment de moi, puis je les ai quittés pour me rapprocher de la mouvance de l'aide à l'Algérie en critiquant les communistes qui n'en faisaient pas assez. C'est exactement ce qui s'est passé pour Vergès. Je suivais d'ailleurs assidûment tout ce qu'il faisait ou disait : j'étais un vrai fan !". On sent que cette compréhension pour les combats de ces années-là est toujours présente, mêlée d'une admiration pour le courage qu'il fallait quand les barbouzes l'avaient placé en numéro 2 sur la liste des avocats à abattre.
La rupture de cette empathie correspond à la période de ce que Vergès appelle ses grandes vacances, où sa foi viscéralement anticolonialiste l'amène à pactiser avec tous ceux qui peuvent mettre un peu de bazar dans l'ordre honni, que ce soit les services secrets staliniens, les dirigeants chinois de la Révolution Culturelle et leurs cousins Khmers Rouges, ou François Genoud, nazi suisse (on dirait un oxymore !), financeur de la constellation rouge-brun et mécène de Barbie.
Car s'il ne met pas de commentaires, Ba
rbet Schroeder a une science suffisante de l'écriture et du montage pour que son point de vue transparaisse. La facture est d'ailleurs très classique : alternance de photos, d'articles de journaux, de films d'archive, d'interview contemporaines ou plus anciennes et de quelques plans de complément. Il n'hésite pas à faire appel à une certaine dramatisation proche des documentaires du genre "Faites entrer l'accuser" ou "Secrets d'actualité" : musique de Jorge Arriagada, intertitres et surtitres...
La longévité et la complexité du parcours de Vergès rend le film parfois touffu, et l'attention se distend un peu à l'époque de Carlos et de Waddi Haddad, d'autant qu'on a une curieuse impression de déjà-vu devant le coup de foudre que ressent Vergès pour Magdalena Kopp. Mais le générique final, en nous présentant tous les autres clients célèbres de celui qui s'est lui-même baptisé le salaud lumineux (Omar Raddad, Omar Bongo et quelques dictateurs africains, la trésorière du RPR, Roger Garaudy, Tarek Aziz ou Slobodan Milosevic), nous montre que même en 135 minutes, Barbet Schroder a été contraint de faire des impasses, et qu'il a réussi a donner un début d'explication et de cohérence à une vie et une carrière pourtant tellement sinueuse.