Par ses artifices grandioses, le cinéma de Baz Luhrmann réussit deux exploits : prolonger l’âge d’or hollywoodien qu’incarnaient ces grandes fresques de plusieurs heures aujourd’hui vénérées, plonger au plus profond de l’humain. Et s’il parvient à marier les deux et atteindre la grâce, c’est parce que ses films, au-delà d’être des modèles dans l’art de raconter une histoire, mettent en scène des conteurs qui rappellent le caractère essentiel de la transmission d’un récit porteur de valeurs communautaires et utilisant pour cela la magie d’un lieu ou d’une terre, les passions qui animent les personnages et les péripéties qu’elles occasionnent. Luhrmann accorde au sacré une place de choix, un sacré souvent profane qui se heurte aux cultes institués – en l’occurrence ici le catholicisme missionnaire – pour révéler l’emprise qu’il exerce sur eux, une violence et un aveuglement qui le conduisent à perdre de vue la communication avec la puissance supérieure, peu importe son nom. Les multiples retournements de situation, la reconstitution d’une période meurtrie par la Seconde Guerre mondiale, l’amour naissant entre un homme et une femme, tout cela ne conduit pourtant pas Australia à délaisser sa figure de chamane : il est partout, et lorsqu’il n’apparaît pas explicitement sa présence se ressent ; Nullah, dans un constant dialogue avec lui, constitue son émissaire privilégié, ses chants préservent le lien fragile entre les êtres qu’il affectionne et qu’il sait destinés à accomplir de grandes choses. Aussi, la puissance surnaturelle du long métrage résulte-t-elle en partie d’un éloge de la beauté de la nature : le directeur de la photographie, Mandy Walker, offre à chaque plan sur les paysages australiens des perspectives d’immortalité que redouble l’initiation du personnage de Sarah. Apprendre à vivre en Australie exige de réapprendre à « voir » et ne plus se contenter de « regarder » : ces propos, tenus par Nullah, traduisent l’ambition esthétique du cinéaste, à savoir donner à vivre une culture menacée par la modernité et les bombes, la donner à vivre en la donnant à voir. L’art de Luhrmann, art de la vue et de la vision, recouvre alors l’essence même du cinéma : l’ampleur des mouvements de caméra, les ralentis iconiques, le faste des costumes, le manichéisme d’ensemble, les registres pathétiques et tragiques, la partition musicale qui ne recule pas devant la grandiloquence... Nous sommes au spectacle, du latin spectare, « regarder avec insistance » jusqu’à « voir » et être absorbés par des vues qui se changent en vision organique. Australia est un grand film porté par des acteurs talentueux.