Ce film de 1932 réalisé par Tod Browning a fait scandale lors de sa sortie aux États-Unis. Même après avoir supprimé certaines scènes jugées trop choquantes (pas moins de trente minutes du film initial), rajouté un prologue bien explicatif et tourné une fin alternative plus optimiste, l'œuvre est restée interdite à la diffusion dans plusieurs pays... Hors-norme mais moralisateur, dérangeant mais à la fois rassurant, Freaks détourne les certitudes figées des mentalités de l'époque, quant à la différence physique de l'autre, et joue à humaniser le monstrueux et démunir la beauté parfaite de toutes valeurs morales. La particularité sensible du film, ayant en partie causé son succès moindre, réside dans l'exhibition des corps anormaux ; genre de divertissement de l'époque se rapportant au monde du cirque. Bien que l'action se déroule dans un cirque, lieu déjà propice à l'étonnement, ce n'est pas le spectacle sur la piste qui formule notre intérêt, il est d'ailleurs à peine représenté. Le cinéma a la faculté de créer le spectacle ailleurs, au dehors de la scène, et cela permet d'explorer des lieux inédits auxquels le spectateur de cirque n'a pas accès. En effet, c'est au sein de leur lieu de vie, aux alentours des roulottes ambulantes qu'on découvre ces artistes si peu communs. Dénaturés de leur fonction scénique et loin du regard friand du public, ils sont mis à nu dans leur quotidien, perdent de leur saveur merveilleuse (ou mystérieuse) qui nous captive tant pour laisser transparaitre leur part d'humanité qui, avec grande surprise, apparaît là où on ne l'attendait pas. Comment vivent ces hommes itinérants ? Mais surtout, qui sont ces « êtres » qui les accompagnent ? Sont-ils aussi effrayant qu'on ne le laisse paraître ? En tout les cas, toute l'ingéniosité est amenée subtilement par une palette de comédiens tenaces et des scènes poignantes où la véritable personnalité de chacun fait surface. Cléopâtre, la trapéziste au corps sublimé et magnifique, est le pilier de l'action. En effet, tout le monde ne parle que d'elle et de sa relation de plus en plus concrète avec Hans, un nain du cirque qu'elle a séduit. Par la suite, on apprend que ce dernier est un riche héritier et Cléo, motivée par sa relation langoureuse avec Hercule (l'homme muscle, qu'on peut considérer aussi comme un monstre par sa puissance et sa carrure), va mettre en œuvre un plan pour l'amadouer afin d'hériter de cette fortune. Contrairement à Phroso et Vénus, deux personnages bienveillants qui acceptent totalement de vivre en communauté avec les monstres, Cléo s'en répugne et dévoile sa vraie nature lors de son repas de noce arrosé avec Hans. Tod Browning établit ici un frein à nos propres impressions. Il déconstruit notre première image de Cléopâtre ; assise sur son trapèze, lumineuse et gracieuse, mais rapidement ravagée par la cruauté et la haine. L'objet de beauté pourrit de l'intérieur. À l'opposé, l'apparition des freaks est surprenante car elle rentre en totale contradiction avec la réticence que l'on imagine face à leur monstruosité, terme faisant écho à la peur et au désordre. La ronde joyeuse dans la clairière installe un climat serein et Mme. Tetrallini les présente comme ses enfants, mais aussi les enfants de Dieu. Les autres apparaissent progressivement, leur différence physique est assumée et ils se distinguent par leur déambulation mais on s'aperçoit vite qu'ils sont dotés de sentiments, d'intelligence voire même d'humour. La question du corps est primordiale car première ; est monstrueux ce qui n'est pas en adéquation avec les normes. Ils sont authentiques, sincères et ne se cachent pas. C'est un renversement pour le moins choquant de la croyance des valeurs communes : le beau devient monstrueux et l'affreux aimable. Personnellement, je crois que l'époque de la réalisation du film participe à la puissance de sa sincérité car il n'y a pas d'effets spéciaux, les acteurs monstres jouent pour ainsi dire leur propre rôle. Toute l'horreur est reflétée dans un final où règne la vengeance des freaks sur l'indéniable inhumanité des personnages de Cléopâtre et Hercule. Une image inattendue, en parfait accord avec la première apparition du personnage, tel un oiseau spectaculaire... C'est déstabilisant car on est amené à se repositionner face à notre propre regard (de dégout, de moquerie ou de peur ?), et d'en tirer les conclusions. Comme l'annonce le prologue : « Jamais plus une telle histoire ne pourra être filmée ». Freaks est une exception, un bijoux du septième art qu'il faut préserver à sa juste valeur. Il retrace également un temps fort mais éphémère du cirque, celui de l'exposition de ces « curiosités », divertissement qui préservera toute son horreur et son mystère, symbole d'une époque et de sa mentalité. Mais ne serait-ce pas pour l'Homme amené à en montrer d'autres en spectacle que l'on a pitié ? N'est-ce pas lui qui nous fait peur ? Tout comme le personnage de Cléo à l'égard des freaks ?