Y a-t-il film plus déchirant ? Pas sûr. On y atteint des sommets d'émotion via quelques scènes à jamais gravées dans le cœur et dans la mémoire : quand John Merrick rencontre l'épouse de Frederick Treves, quand il reçoit la visite de l'actrice (Mrs. Kendal), quand il se retrouve acculé dans les toilettes de la gare de Londres... Il y a aussi la scène du théâtre, le dénouement... Les larmes coulent. Naturellement.
Cet Elephant Man est une perle noire. Un chef-d'oeuvre pétri de dignité, de cruauté et de compassion. Profondément humain, douloureusement humaniste, le film laisse à la fois dévasté et totalement admiratif, fasciné par le personnage central (qui a réellement existé) et fasciné par l'infinie délicatesse du traitement de son histoire. Délicate et habile est la façon avec laquelle ce John Merrick nous est présenté, progressivement et pudiquement, d'abord à travers le regard d'autres personnages : regard d'effroi des amateurs de fêtes foraines, regard cupide de celui qui se dit son "propriétaire" et qui l'appelle "mon trésor", regard de tristesse sidérée du chirurgien qui le contemple pour la première fois (une des plus belles scènes de l'histoire du cinéma). John Merrick, c'est aussi un râle, une ombre, une cape noire surplombée d'un masque en toile et d'une casquette, avant d'être un corps révélé, monstrueusement difforme, et un regard, merveilleusement doux, innocent. On apprécie la subtilité de ce jeu de regards, comme on apprécie l'efficacité d'un autre jeu, de miroirs. Jeu de miroirs pour confronter la monstruosité physique et la monstruosité morale, la noblesse d'âme du "monstre" et l'abjection d'une frange plus "normale" de l'humanité. Jeu de miroirs, aussi, pour rapprocher la société du spectacle et la société scientifique qui, toutes deux, en viennent à chosifier l'être humain à des fins de commerce, d'étude ou de gloire. Jeu de miroirs, enfin, établi par Lynch lui-même, dans ses commentaires sur le film, pour associer symboliquement les excroissances du corps de Merrick aux protubérances urbaines d'une Angleterre victorienne en pleine révolution industrielle (usines, cheminées…).
Avec Elephant Man, le cinéaste signe son deuxième long-métrage seulement, après Eraserhead, qui était déjà une réflexion-expérimentation sur le corps, les projections corporelles de l'inconscient, la monstruosité. Lynch décline donc ici à nouveau certaines de ses obsessions, sous un vernis plus classique, même si le côté expérimental affleure parfois. Et dans cette thématique du "monstre", il rend également hommage à Tod Browning en établissant une parenté magnifique avec son film le plus connu, Freaks, à travers la reconstitution des univers forains, la caractérisation de personnages atypiques, le noir et blanc expressionniste… Ce noir et blanc, parlons-en un peu. C'est une merveille esthétique, de même que la composition des plans. Tout le travail de Freddie Francis (à qui l'on doit aussi notamment la photo superbe des Innocents, de Jack Clayton) est à saluer.
Côté acteurs, la performance de John Hurt, affublé d'un maquillage phénoménal, est unique ; Anthony Hopkins brille par sa subtilité : Anne Bancroft irradie comme toujours d'une lumière vibrante. Et l'on se régale des compositions très classe, dans des seconds rôles, de deux acteurs so british : John Gielgud et Wendy Hiller.