Nous sommes en 1991.
Steven Spielberg, qui est déjà le réalisateur le plus populaire du moment et qui a conquis le grand public à de multiples reprises avec Les Dents de la Mer, E.T. ou bien Les Aventuriers de l'Arche perdue, s'est mis en tête de faire frissonner ses spectateurs une nouvelle fois avec des dinosaures. Ceux de Michael Crichton, célèbre créateur de science-fiction, et auteur d'un ouvrage intitulé... Jurassic Park.
Pour le créateur de rêve et de magie qu'est Spielberg, le plus grand défi de ce projet colossal consiste évidemment à élaborer des créatures suffisamment crédibles et impressionnantes pour que son public ne doute pas une seule seconde de leur existence.
Pour ce faire, il décide de faire appel à un véritable génie de l'animation en stop motion : Phil Tippett, notamment connu pour avoir travaillé sur les AT-AT de L'Empire contre-attaque, sur les machines bipèdes de Robocop ou encore sur les effets spéciaux de la trilogie Indiana Jones.
Afin de fluidifier les mouvements des dinosaures (et notamment du T-Rex) - qui ne sont plus d'immenses machines comme dans Star Wars, mais bien des créatures organiques aux gestes beaucoup moins précis - l'équipe fait appel à la société d'effets spéciaux ILM récemment créée par George Lucas, et plus particulièrement à un animateur du nom de Steve Williams, ainsi que le raconte très bien la série The Movies That Made Us, disponible sur Netflix.
Même s'il n'en n'est pas encore conscient, ce jeune féru d'informatique qui a déjà travaillé sur les créatures aqueuses de Abyss ou bien sur le T-1000 de Terminator 2 est sur le point de bouleverser le destin de Jurassic Park. Et par conséquent, celui du cinéma.
Engagé pour ajouter du "flou de mouvement" aux maquettes de Phil Tippett, aux côtés de son collègue Mark Dippé, Steve Williams se rend compte que les choses peuvent être améliorées. Considérablement. Conscient du potentiel illimité - bien qu'encore balbutiant - de l'animation par ordinateur, il propose d'animer lui-même le T-Rex, à l'aide de sa souris et de son clavier.
"On avait l'opportunité de créer une vraie créature qui respire, qui bouge, et on nous disait que c'était impossible. Moi, je savais qu'ils avaient tort. Que c'était possible", se souvient-il ainsi dans The Movies That Made Us sur Netflix.
Devant les réticences implacables de son patron - le légendaire Dennis Muren - Steve Williams décide alors de se retirer, et de mener son projet à bien de son côté, clandestinement :
"J'ai commencé à construire des os de T-Rex en secret. On a eu pas mal de problèmes à cause de ça, j'ai été viré 3 fois d'ILM. C'est sur mon CV."
En débutant uniquement avec les différents ossements du dinosaure, Williams étudie ses mouvements et sa manière de se déplacer. Au bout de 5 mois à pianoter sur son ordinateur tout en écoutant du Bach et du Beethoven à fond, il obtient un squelette de T-Rex en mouvement particulièrement convaincant.
Reste à montrer les fruits de son dur labeur à l'équipe de Jurassic Park et à les persuader qu'il a raison. Pour parvenir à ses fins, il décide de mettre à profit une projection-test dans les bureaux d'ILM et de piéger la productrice Kathleen Kennedy, qui travaille main dans la main avec Spielberg :
"Je leur ai tendu un piège. Personne ne savait ce que j'allais faire. Je l'ai fait parce que sinon, je savais qu'ils ne me laisseraient pas ma chance. (...) J'avais tourné mon écran [ndlr : sur lequel le T-Rex était en train de marcher] vers la porte. Kathleen Kennedy et son équipe sont arrivés. Dennis Muren était avec eux, et la première chose qu'ils ont tous vue, c'est mon écran. Mon piège s'était refermé sur eux. Kathleen Kennedy a dit : 'C'est quoi, ça ?' (...) Elle a regardé l'écran, tout le monde a regardé un peu partout, et elle m'a tapé sur l'épaule en me disant : 'Vous êtes promis à un avenir brillant.' Mot pour mot."
Le tour est donc joué. Amblin Entertainment accepte de financer la suite du projet, toujours mené avec discrétion, et qui consiste désormais à recouvrir de peau et d'écailles ce squelette de dinosaure. 5 mois plus tard, Rex est prêt pour son jour de gloire, et pour sa rencontre avec le maestro.
Les présentations avec Steven Spielberg ont lieu dans les studios d'Universal, lors d'une projection-test événement organisée par Dennis Muren, réunissant non seulement le réalisateur de Jurassic Park mais aussi Kathleen Kennedy, le producteur Frank Marshall et George Lucas, le papa de Star Wars. Pendant environ 5 secondes, tous regardent d'un air estomaqué le T-Rex - en os mais aussi en chair - courir sur une plaine en direction de la caméra. Les réactions ne se font pas attendre.
"Il paraît que George Lucas a pleuré", raconte Steve Williams, toujours au micro de la série documentaire The Movies That Made Us.
Quant à Steven Spielberg, son constat est sans appel. La donne a changé. La production de Jurassic Park s'apprête à être bouleversée par ces quelques images. Et avec elle le destin du cinéma tout entier.
"C'est l'avenir. Ca sera comme ça dorénavant", s'exclame-t-il.
A ses gigantesques animatroniques, utilisés pour les plans rapprochés, le cinéaste décide donc d'allier la magie informatique d'ILM et de Steve Williams.
Phil Tippett, qui continue à dispenser son savoir aux animateurs pour influencer le mouvement numérique des créatures, mais dont les maquettes en stop motion sont quasiment devenues obsolètes pour le film, s'avoue dépité. Il confie au cinéaste que son métier est en train de s'éteindre. Ce à quoi Spielberg lui répond que cette réplique sera intégrée au film.
C'est ainsi qu'en arrivant à Jurassic Park, lorsque le paléontologue Alan Grant (Sam Neill) découvre les dinosaures génétiquement créés par John Hammond, il déclare que son métier est "fini".
"Vous voulez dire éteint", le corrige alors Ian Malcolm (Jeff Goldblum), en référence à l'irrémédiable constat de Phil Tippett, et à cette colossale mutation technologique du cinéma, initiée en secret par Steve Williams.
Découvrez l'histoire de Steven Williams en détails dans la série The Movies That Made Us sur Netflix (saison 2, épisode 3).
(Re)découvrez notre vidéo dédiée au T-Rex...