Teasé dans la toute dernière scène de Batman Begins, grâce à une carte à jouer, le Joker est le grand méchant de la suite intitulée The Dark Knight, sortie en 2008 et diffusée ce lundi 15 février sur TMC. Après un peu moins de vingt ans d'absence, la némésis de l'Homme Chauve-Souris faisait son grand retour, en chair et en os, dans les salles obscures, mais les choses étaient loin d'être gagnées. Car si Christian Bale avait succédé au très décrié George Clooney, qui n'avait pas mis longtemps à renier sa propre prestation, dans le rôle de Bruce Wayne et de son alter ego masqué, le nouveau Prince clown du crime devait se mesurer à Jack Nicholson et sa performance jugée indépassable dans le long métrage signé Tim Burton en 1989.
Un défi qui n'effraye pas Paul Bettany, Adrien Brody ou Steve Carell, qui font publiquement part de leur intérêt pour le rôle. Tout comme Robin Williams. Utilisé par la Warner comme moyen de pression alors que Jack Nicholson hésitait, il avait ensuite vu Joel Schumacher lui préférer Jim Carrey pour incarner l'Homme Mystère dans Batman Forever. Mais cette fois-ci, il y croit. Surtout que Christopher Nolan l'a dirigé dans Insomnia quelques années plus tôt, et il profite d'une interview donnée à IGN en 2006 pour faire passer le message : "On a envie d'avoir un Joker différent", explique-t-il. "S'ils adaptent 'Arkham Asylum', ce serait super. C'est l'un des comic books les plus géniaux et sales de tous les temps." Si le récit a bien servi de référence, le réalisateur a déjà son chouchou en la personne d'Heath Ledger.
Comme Cillian Murphy, l'acteur avait fait partie des candidats pour le rôle de Bruce Wayne dans Batman Begins, avant de se glisser dans la peau d'un méchant. Et pas n'importe lequel donc, puisqu'il est officiellement présenté comme le nouveau Joker en juillet 2006, deux ans avant la sortie du long métrage. A l'époque, la comédien sort d'une nomination aux Oscars pour sa prestation dans Le Secret de Brokeback Mountain, film auquel bon nombre d'internautes vont l'associer pour protester contre son choix avec beaucoup de mauvaise foi. Jugeant qu'il n'a pas les épaules pour incarner le Clown prince du crime, ses opposants vont être nombreux à retourner leur veste dès le teaser mis en ligne fin 2007 et qui le met en avant.
LET'S PUT A SMILE ON THAT FACE
Avant cela, la Warner avait dévoilé une première photo, surprenante dans tous les sens du terme : un gros plan de son visage, révélant un sourire de Glasgow, cicatrice causée par un élargissement au couteau de la bouche d'une personne jusqu'aux oreilles et qui prend la forme d'un immense sourire. Un cliché qui renvoie à L'Homme qui rit, film muet de 1928 adapté du roman homonyme de Victor Hugo, qui a justement servi de base à la création du Joker en 1940, et donne une bonne indication de l'approche de The Dark Knight. Plus réaliste et inquiétante que celle du Batman de Tim Burton, dans laquelle Jack Nicholson insistait davantage sur le grotesque et le côté clown. Le réalisateur avait pourtant une référence en commun avec Christopher Nolan : l'incontournable "The Killing Joke" d'Alan Moore et Brian Bolland, qui racontait notamment l'agression de Barbara 'Batgirl' Gordon par le méchant, et nous présentait une version de ses origines, avec sa chute dans une cuve d'acide.
Malgré l'insistance des producteurs, The Dark Knight ne passera pas par la case origin story avec cet antagoniste qu'Heath Ledger décrit comme un "clown psychopathe, tueur en série, schizophrène et dénué d'empathie." L'acteur réalise rapidement que son metteur en scène et lui sont sur la même longueur d'ondes quant à leur approche du personnage : outre les notions d'anarchie et de chaos, les peintures angoissantes de Francis Bacon (déjà très prisées par Jack Nicholson dans la séquence du musée de Batman en 1989) servent de référence pour le visage du méchant. "Il y a cette dépravation, cette pourriture dans son apparence. C'est sale. Vous pouvez presque imaginer son odeur", explique le cinéaste dans une interview donnée en janvier 2008, alors que son sourire est composé de trois pièces de silicone posées sur sa peau, qui permettent aussi bien de gagner du temps que de lui donner une sensation minimaliste.
Le personnage d'Alex DeLarge, anti-héros ultra-violent d'Orange mécanique, est également l'une de leurs inspirations (aussi bien dans le film de Stanley Kubrick que le roman d'Anthony Burgess dont il s'inspire), au même titre que l'icône punk Sid Vicious, chanteur des Sex Pistols accusé d'avoir tué sa compagne Nancy Sprungen et mort d'une overdose à l'âge de 21 ans. Le milieu de la musique sert aussi de référence à la costumière Lindy Hemming, oscarisée pour son travail sur Topsy-Turvy en 2000. Sans être allée jusqu'à lui donner une allure de vagabond, elle a néanmoins tenu à ce que ses vêtements reflètent sa personnalité chaotique, et notamment le fait qu'il ne prend pas soin de lui. Destinée à montrer à quel point il est nerveux dès qu'il se met à bouger, comme on peut le lire dans le numéro de janvier 2008 d'Empire, cette apparence grunge et débraillée s'inspire aussi bien de Pete Doherty et Iggy Pop que d'un autre membre des Sex Pistols : son leader Johnny Rotten.
Bien qu'importante, la recherche du look n'a finalement été qu'une petite partie de la création du Joker. Le reste s'est majoritairement joué sur le plateau et pendant la pré-production. Selon son agent, Heath Ledger bénéficiait d'un contrat "pay-or-play", lui garantissant d'être payé que le film se fasse ou non, et s'est ainsi senti libre de faire ce qu'il voulait, sans craindre d'aller dans les extrêmes. Très impliqué dans la création de son costume et la manière de mettre son maquillage, il s'est également enfermé pendant six semaines dans une chambre d'hôtel, afin de trouver la voix du personnage ("la clé de ce tueur dément", selon les propos du principal intéressé rapportés par ABC News) et de se plonger dans l'état d'esprit de cet agent du chaos. Cela passe notamment par la création d'un journal de bord, qu'il noircit de pensées qu'il aurait en tant que Clown prince du crime et agrémente de photos d'Orange mécanique, de hyènes et des visages de clowns dérangés.
ANARCHY IN GOTHAM CITY
Désireux de s'éloigner de la version de Jack Nicholson, qui ressemblait beaucoup à son interprète, tout en réutilisant les méthodes de clown apprises sur le tournage des Frères Grimm de Terry Gilliam, Heath Legder choisit de s'immerger corps et âme dans l'esprit de la némésis de Batman. Cela passe, donc, par une modification de sa voix et de sa posture, ou le fait de regarder des images de choses parmi les plus horribles qui soient, jusqu'à être capable d'en rire. Un investissement total, qui se prolonge sur le plateau, où il reste dans son costume entre les prises, mais aurait fini par lui coûter cher. Même s'il a toujours présenté le Joker comme le personnage le plus amusant qu'il ait eu à jouer, il se dit que la préparation qu'il s'est imposée l'a épuisé mentalement et fait tomber en dépression, le conduisant indirectement à sa mort tragique survenue le 22 janvier 2008, suite à une surdose médicamenteuse accidentelle.
Selon ses proches, ces médicaments étaient en fait liés à des problèmes d'insomnie dont l'origine était antérieure à cette préparation. Mais le résultat est le même, et The Dark Knight perd l'un de ses atouts majeurs, à quelques mois de la sortie et tandis que le teaser dévoilé fin 2007 laissait entrevoir une performance démente de la part de l'acteur australien. Ce dont les spectateurs présents dans les salles IMAX projettant Je suis une légende aux États-Unis ont pu avoir un bel aperçu, puisque le prologue y était diffusé en avant-programme. Le buzz continue de monter jusqu'au 18 juillet 2008, jour où le public américain découvre le long métrage et lui permet de signer le plus gros démarrage de tous les temps, tout en confirmant la hype qui entoure le film et le Joker.
Outre les films et comic books cités plus haut, Christopher Nolan s'est également inspiré du Testament du Docteur Mabuse, pour le génie diabolique de son méchant, et Heat de Michael Mann, pour le jeu du chat et de la souris qui s'opère entre Batman et le Joker dans les rues de Gotham City. Et l'incroyable braquage qui ouvre le récit et permet d'appuyer la métaphore de l'Amérique post-11-Septembre, en montrant notamment un ennemi qui opère de l'intérieur. Incarnation de la fascination de Tim Burton pour le monde du cirque et ses bêtes de foire en 1989, le Clown prince du crime devient ici un terroriste, un anarchiste qui souhaite uniquement "voir le monde brûler" et faire franchir au héros la frontière entre justice et vengeance. Il personnifie alors le propos de son metteur en scène, sur la manière dont la séparation entre le Bien et le Mal tend à se flouter, mais aussi l'époque tourmentée dans laquelle il s'illustre, et où le danger peut avoir plusieurs visages et histoires.
Et c'est là que réside l'un des coups de génie du film : ne pas lui donner cette origin story réclamée par les producteurs. Le Joker explique pourtant la provenance de ses cicatrices dans une scène, déçevante au premier abord, avant de changer de version dans la suivante. Comme pour mieux brouiller les pistes, faire un clin d'œil aux comic books dans lesquels il est né de différentes façons et rendre ce qu'il incarne plus universel. Et donc inquiétant car le manque d'explications sur sa folie le rend d'autant plus imprévisible, et permet d'éviter la psychologie maladroite. Méconnaissable et comme possédé par le rôle, Heath Ledger y est époustouflant. Les influences qui ont permis de lui donner vie ne viennent jamais parasiter sa prestation et il réussit à rendre toutes ses apparitions mémorables, allant jusqu'à voler la vedette à Batman. Assez pour faire de lui l'un des favoris pour les Oscars. Née au cœur de l'été 2008, la tendance ne faiblit pas pendant la saison des récompenses. Bien au contraire même, puisque ses concurrents dans la catégorie Meilleur Acteur dans un Second Rôle comprennent vite qu'ils ne feront que de la figuration face à celui qui sera, sans surprise, récompensé à titre posthume le 22 février 2009.
Vivement critiqué lorsqu'il a été choisi pour le rôle, Heath Legder a permis à bon nombre de vestes de se retourner avec une approche différente de celle de Jack Nicholson, et immédiatement fait entrer son Joker au panthéon des meilleurs méchants de l'Histoire du Cinéma. Onze ans plus tard, Joaquin Phoenix a lui aussi remporté un Oscar en démontrant que, comme Batman, le Clown prince du crime peut évoluer et devenir le reflet de son époque et des obsessions de son metteur en scène, sans perdre de son essence ni donner l'impression de copier ceux qui l'ont précédé. C'est aussi ça, la marque des grands super-vilains.