2020, Annus Horribilis pour le cinéma. Entre l'avalanche de films reportés à 2021, quand ils ne finissent pas par atterrir directement sur les plateformes en VOD, un Box Office mondial (et donc français) totalement sinistré, les mesures sanitaires très strictes imposées aux exploitants de salles qui peinent à battre le rappel auprès des spectateurs, au point qu'une cinquantaine d'entre elles ont dû fermer leurs portes, à l'image du fameux cinéma parisien Grand Rex, contraint de fermer temporairement ses portes en août faute de fréquentation suffisante, nul besoin de jouer davantage les cassandre pour dire que le bilan estival (et des six premiers mois de l'année) du Box Office français n'est pas franchement positif...
Une année qui ne démarre pas sous les meilleures auspices...
Avant même que le cinéma ne soit touché de plein fouet par la crise du coronavirus, les indicateurs étaient déjà au rouge vif dès le début de l'année. Le mois de janvier a connu son pire résultat en dix ans pour les salles françaises. Selon les estimations de la direction des études, des statistiques et de la prospective du CNC publiées en février, la fréquentation cinématographique atteignait 14,42 millions d’entrées au mois de janvier 2020, soit un recul de 21,3 % par rapport à janvier 2019. Le mois de janvier 2019 avait été le mois de janvier le plus élevé de la décennie avec les succès de Creed II, Aquaman, Les Invisibles et Astérix - le secret de la potion magique.
Selon le journaliste Kevin Bertrand, de la publication spécialisée Le Film français, ces 14,42 millions de tickets représentaient "la plus faible performance du mois depuis les 14,3 millions de billets enregistrés il y a dix ans, en janvier 2006", ajoutant que "ce score [était] également nettement en-dessous de la moyenne de la décennie écoulée pour un mois de janvier, qui [s'établissait] à 16,8 millions de spectateurs". De mauvais résultats qui s'expliquaient notamment "en raison des contre-performances des films français, dont la part de marché n' [avait] atteint que 30,4% au mois de janvier; à comparer aux 42,7% de janvier 2019, et en particulier aux comédies". Dans un contexte de plus en plus anxiogène, le mois de février n'a fait guère mieux. 17,55 millions de spectateurs se sont rendus dans les salles obscures; à comparer avec les 21,96 millions de février 2019 : un recul de la fréquentation de 20,1%. C'est énorme.
Coup de tonnerre dans un ciel déjà pas vraiment serein
Le 14 mars, le gouvernement ordonnait la fermeture jusqu’à nouvel ordre "des lieux non indispensables" afin de freiner la propagation de l’épidémie de coronavirus. Les salles de cinéma, rentrant dans cette catégorie, ont logiquement baissé leurs rideaux. Richard Patry, patron de la FNCF (Fédération Nationale des Cinémas Français), s'inquiétait déjà des effets dévastateurs de cette mesure sur son secteur d'activité, soulignant au passage son inquiétude "pour cette sédentarisation forcée de nos concitoyens. Pendant plusieurs semaines, ils ne pourront pas sortir de chez eux. Que vont-ils faire pendant tout ce temps ? Regarder Netflix, Disney+ ou Amazon Prime Vidéo, et, donc, se déshabituer de la salle de cinéma".
Alors que le CNC assouplissait justement début avril les règles concernant les plateformes de streaming et VOD, il publiait ses dernières estimations concernant la fréquentation des salles pour ce même mois de mars. Selon les chiffres / estimations fournis par la direction des études, des statistiques et de la prospective du CNC, la fréquentation cinématographique atteignait ainsi 5,95 millions d’entrées au mois de mars 2020, en baisse de 68,3 % par rapport à mars 2019. Cette chute abyssale de la fréquentation s’explique bien entendu par l'épidémie de Covid-19. Une première baisse significative de la fréquentation, liée à cette épidémie, avait été observée la semaine précédente à partir du lundi 9 mars. Pour la publication spécialisée Le Film français, il s’agissait "du plus mauvais mois de mars depuis la prise en compte des statistiques mensuelles par le CNC, en 1980", rappelant que "1992 avait [...] été la seule année à enregistrer un mois de mars sous la barre des 10 millions de tickets".
La litanie des mauvais chiffres continue. Sur le premier trimestre 2020, la fréquentation a ainsi globalement reculé de 35,5 % à 38,05 millions d’entrées, soit le plus bas niveau depuis 23 ans (1997 avec 36,35 millions d’entrées). Sur les 12 derniers mois écoulés (au moment de la publication des chiffres), les entrées dans les salles étaient estimées à 192,04 millions, en baisse de 3,3 % par rapport aux 12 mois précédents.
Un été pas vraiment en pente douce
Les salles de cinéma n'ayant réouvert officiellement leurs portes que le 22 juin, le CNC n'a repris la publication de ses chiffres que le mois suivant. Le premier chiffre justement, concernant le nombre d'entrées faites ce mois de juin, donne une idée de la profonde sédation dans laquelle était (est) plongé le secteur : à peine 1,11 million d'entrées, là où, pour le même mois en 2019, le compteur affichait 12,48 millions d'entrées. Selon un sondage que nous avions publié en mai, 36% des sondés déclaraient être prêts à se rendre au cinéma dans les premiers mois post-déconfinement, si la situation sanitaire le permettait, tandis que 32% espéraient s'y rendre "dès les premières semaines" post-déconfinement. A la vue des chiffres du bilan de l'été publiés par le CNC, très fragiles, les distributeurs et les exploitants de salle vont devoir plus que jamais battre le rappel.
Fréquentation totale (millions d'entrées) | 2020 | 2019 | Evolution 2020/2019 (en %) |
Janvier | 14,42 | 18,32 | -20,0 |
Février | 17,55 | 21,96 | -20,1 |
Mars | 6 | 18,75 | -68,0 |
Avril | N.S. (non significatif) | 18,05 | N.S. |
Mai | N.S. (non significatif) | 15,44 | N.S. |
Juin | 1,11 | 12,48 | -91,1 |
Juillet | 4,75 | 18,26 | -74,0 |
Août | 6,76 | 16,12 | -58,1 |
Huit premiers mois | 50,83 | 139,38 | -63,5 |
année glissante (de septembre n-1 à août n) | 124,52 | 208,34 | -40,2 |
Entre le 22 juin et fin août, ce sont ainsi près de 13 millions d'entrées qui ont été enregistrées. Depuis la mi-juillet, une dizaine de films sort chaque semaine et la fréquentation montre une certaine reprise notamment au cours de la dernière semaine du mois d’août, avec la sortie en salles de Tenet. Le film totalisait près d’un million d’entrées sur sa première semaine, soit le meilleur démarrage de l’année 2020. Sur la dernière semaine du mois d’août, les salles enregistrent, en moyenne, 20 entrées par séance, soit une performance égale à celle observée l’année dernière et bien supérieure à celle constatée depuis la réouverture des salles.
La fréquentation diminue de 66,5 % au cours des mois de juillet-août. En revanche, les films français voient leur fréquentation progresser de 13,1 % avec 6 millions d’entrées, alors que celle des films américains diminue de 88,4 %, à 3 millions d’entrées. Les films d’autres nationalités voient leur fréquentation diminuer de 27,9 %, à 2,5 millions d’entrées. Ainsi, l’absence des films américains explique l’essentiel de la baisse de la fréquentation observée cet été. A l’exception du film catastrophe Greenland avec Gerard Butler, sorti mercredi 5 août, et celle de Tenet, tous les blockbusters estivaux ont été repoussés ou diffusés sur des plateformes de streaming. C'est le cas par exemple du Mulan de Disney, qui ne sera finalement disponible que sur la plate-forme Disney+.
La part de marché des films français est estimée à 40,3 % sur les huit premiers mois de 2020 (33,3 % sur les huit premiers mois de 2019), et celle des films américains à 47,5 % (54,7 % en 2019). Sur les 12 derniers mois, la part de marché des films français est estimée à 39,0 %, celle des films américains à 49,9 %, et celle des autres films à 11,2 %.
Coronavirus et Hollywood : une saison en Enfer
Si la fréquentation des cinémas s'est effondrée, c'est certes avant tout la faute à la pandémie de coronavirus, mais également à l'absence de blockbusters sur les écrans. Qui est, in fine, un révélateur de notre grande dépendance aux distributeurs américains. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que la situation outre-atlantique, depuis le mois de mars, ne laisse pas espérer un retour rapide à la normale. Qu'on en juge.
Entre les mois de mars et mai 2020, ce sont pas moins de 300 films qui furent reportés aux Etats-Unis, contre une quarantaine en temps normal. Corollaire de l'arrêt des tournages et des annonces de reports, le nombre de nouveaux films à l'affiche s'est réduit comme une peau de chagrin aux USA. Début février, on relevait encore 105 nouveaux films à l'affiche. Fin août, ils ne sont que 23, selon les données du site Box Office Mojo. On peut même y ajouter tant qu'à faire la première semaine de septembre : on retombe à 13 nouveaux films à l'affiche par semaine.
Il faut dire aussi que les salles des chaînes de cinémas AMC, Regal et Cinemark ont totalement fermé durant cette période. En juin, AMC, qui est le premier réseau de salles aux Etats-Unis, étaient carrément menacé de faillite, avec des pertes abyssales estimées entre 2,1 et 2,4 milliards $. A la mi-juillet, les médias américains estimaient que seulement 17% des salles obscures étaient ouvertes dans le pays. Et les quelque 300 "drive-in", où les spectateurs assistent au film en restant dans leur voiture, étaient logiquement très loin de compenser cette situation.
La situation sanitaire dans le pays, le plus touché au monde, reste extrêmement préoccupante. A l'heure où nous écrivons ces lignes, ce 24 septembre, le pays a franchi le cap des 200.000 morts. Parmi les Etats les plus touchés figure la Californie, centre névralgique de l'industrie de l'Entertainment US. Rien que le Comté de Los Angeles enregistre 263.408 cas confirmés de covid-19, et 6425 morts depuis le début de l'épidémie, selon le comptage ultra précis de l'Université John Hopkins, qui fait autorité.
"Nous avons vécu de grandes trahisons de la part des studios..."
"On est dans un vrai film catastrophe" lâche Richard Patry, le patron de la FNCF, dans un entretien accordé au journal Le Monde et publié la veille de l'ouverture du 75e congrès annuel des exploitants qui s'est tenu du 21 au 23 septembre, à Deauville. "C’est, je pense, la pire période de notre histoire depuis la naissance du cinéma. Il n’y a pas de télétravail dans notre métier. Les salles ont donc survécu en épuisant leur trésorerie. [...]". Et d'ajouter un peu plus loin : "Le report de Tenet et de Mulan, qui devaient sortir le 15 juillet, a été une catastrophe. A 30 % de leur capacité, les salles ne sont pas rentables. Nous avons eu clairement un problème d’offre. C’est vrai que beaucoup d’indépendants français ont joué le jeu, mais ce n’est pas les dénigrer que de constater que l’absence des Américains pèse très lourd dans la balance. Tout le monde réalise aujourd’hui que notre système d’aides, basé sur les entrées, est américano-dépendant. Ce système est vertueux, il nous permet de nous maintenir depuis dix ans à plus de 200 millions d’entrées par an. Mais que cette source vienne à manquer, et c’est tout le système qui s’effondre".
C'est dire si le congrès annuel des exploitants ne s'est pas franchement ouvert sous les meilleures auspices. Sous le feu roulant des critiques, les reports de sorties et la déprogrammation de films, qui ont contribué à tendre encore plus une situation déjà compliquée et critique. "Nous déplorons la décision de reports de sorties et de déprogrammation de films, que nous attendions pour relancer la fréquentation, et ce, au profit des plateformes" a fait savoir Sonia Brun, porte-parole de la branche petite exploitation, selon les propos rapportés par Le Film Français.
Sur ce sujet, Nathanaël Karmitz, le président du directoire du groupe MK2, a carrément sorti la sulfateuse. "Nous avons vécu de grandes trahisons de la part des studios" lâche-t-il dans un entretien accordé au Film Français. "Après avoir incité les salles à ouvrir pour accueillir Mulan, Disney a ainsi profité de la situation pour son seul et unique intérêt au détriment de tous ses partenaires, en particulier en France en choisissant une mise en ligne en décembre sans frais supplémentaire. C’est une provocation inacceptable vis-à-vis des exploitants. Dans une industrie où nous sommes tous interdépendants, ces coups de canif sont dangereux pour l’avenir et se payeront pour tout le monde, exploitants comme studios". Ambiance...
Un secteur sous perfusion
Sylvie Jaillet, porte-parole de la branche moyenne exploitation [NDR : les établissements de spectacles cinématographiques relevant de la petite et moyenne exploitation sont les établissements exploités par des personnes qui ont réalisé, en moyenne, au cours des deux années précédant la demande d’aide auprès du CNC, moins de 1% des entrées sur le territoire national], a précisé quant à elle que "sans diversité de films, après une fermeture historique de 99 jours, nous accusons [...] une chute de fréquentation de l’ordre de 70%". Et de pointer du doigt les éléments aggravants : peu de soutien des élus locaux, concurrence de séances en plein air illicites durant l’été, report et déprogrammation de sorties, renforcement des mesures sanitaires strictes en zone rouge, et même une météo trop ensoleillée, qui n'a guère incité les spectateurs à venir dans les salles de cinéma.
Dans sa branche, elle affirme que les exploitants ont fait une "souscription massive de PGE", de l'ordre de 75%. Le PGE est l'acronyme du "Prêt Garanti par l'Etat", mis en place pour soutenir la filière et les métiers du cinéma. En juillet dernier, un article du Monde pointait justement la difficulté pour les acteurs du secteur, en particulier les industries techniques, d'obtenir ce prêt. Jean-Yves Mirski, délégué général de la FICAM (Fédération des industries du cinéma, de l’audiovisuel et du multimédia), expliquait alors que "la moitié des entreprises du secteur se sont heurtées à des refus de leurs banques, faute de trésorerie".
Le constat clinique est peu ou prou le même du côté de la grande exploitation (multiplexes et autres), représentée par Laurence Meunier au congrès des exploitants. "La réduction du nombre de films distribués affecte tous les cinémas, mais plus encore ceux qui comptent un grand nombre d’écrans, car l’offre ne permet pas un renouvellement suffisant de leur programmation" a-t-elle déclaré, demandant "le maintien des dispositifs d'activité partielle au-delà de 2020; et [...] un accès aux aides de relance sur 2021 / 2022". Avant de porter l'estocade sur ceux et celles qui seraient tenté de remettre en cause la chronologie des médias : "ne laissons pas les producteurs décider seuls de l’avenir de la chronologie des médias : la fenêtre salle doit être impérativement maintenue".
Fin août, le gouvernement annonçait un mécanisme de compensation des pertes d’exploitation pour les salles de spectacle et de cinéma, doté de 100 millions d’euros. À Deauville, la nouvelle ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, a dévoilé que la moitié de cette enveloppe serait destinée aux exploitants de cinéma pour compenser leurs pertes en recettes billetterie, à hauteur de 50 % pour les salles indépendantes et 40 % pour les circuits. "La gestion de ce fonds sera assurée par le CNC qui effectuera un premier versement de 80 % du montant de la compensation fin octobre, avec un effet rétroactif au 1er septembre. Le solde de 20 % sera alloué en janvier 2021" a-t-elle précisé. A l'adresse cette fois-ci des distributeurs, un coup de pouce de 17,7 millions € est également alloué sous forme de soutien sélectif, pour les encourager à sortir leurs films dans cette période encore très perturbée. Des aides bienvenues pour une filière qui va rester convalescente et sous perfusion pendant encore un long moment.
A l'heure où l'on annonce une année sans film Marvel, une première depuis 2009, les grosses locomotives susceptibles de créer un appel d'air pour inciter les spectateurs à revenir dans les salles en 2020 se réduisent comme une peau de chagrin. A moins que sa sortie ne soit elle aussi encore repoussée, Mourir peut attendre, le prochain opus de la saga James Bond, pour ne citer que lui, aura la lourde tâche de jouer le rôle de catalyseur. Un titre à la résonnance décidément bien singulière, en cette année 0 pour le cinéma...