C'était assurément le film choc du dernier Festival du Cinéma Américain de Deauville, d'où il est reparti avec le Prix Spécial du 45ème Anniversaire : Swallow, ou l'histoire d'une femme au foyer qui développe un trouble compulsif du comportement alimentaire, le Pica, et avale divers objets. Porté par Haley Bennett (Kaboom), ce drame maîtrisé sur le fond et la forme est un joli coup d'essai du réalisateur Carlo Mirabella-Davis. Un vrai cinéphile qui a évoqué son premier long métrage à notre micro.
AlloCiné : Le sujet de ce film vous a-t-il été inspiré par une histoire que vous avez lue ou des personnes que vous avez rencontrées ?
Carlo Mirabella-Davis : Swallow s'inspire de ma grand-mère, Edith Mirabella, qui était femme au foyer pendant les années 50, au sein d'un mariage peu heureux et qui a développé divers rituels. Elle se lavait les mains de façon obsessionnelle, au point d'user cinq savons par jour et douze bouteilles d'alcool à 90° par semaine. Elle avait un besoin urgent de créer un peu d'ordre dans une vie où elle se sentait de plus en plus désarmée. Conseillé par son médecin, mon grand-père a fini par la faire interner dans un établissement psychiatrique où elle a subi une thérapie par électrochocs et par chocs insuliniques, jusqu'à arriver à une lobotomie non consentie à l'issue de laquelle elle a perdu le goût et l'odorat. J'ai toujours eu le sentiment que son traitement avait été une punition, qu'elle avait été punie de ne pas être au niveau de ce que la société attendait d'elle en tant que femme et mère.
Je voulais donc faire un film autour de cette histoire. Mais le lavage de mains n'est pas très cinématographique. Je me suis alors souvenu de cette image que j'avais vue du contenu de l'estomac d'un patient atteint de Pica. Les objets étaient rangés par ordre de taille et on aurait cru voir le résultat d'une fouille archéologique. Je me suis donc demandé ce qui avait pu conduire la personne vers ces objets. C'était pour moi comme une communion, une expérience mystique. J'ai voulu en savoir plus et, de fil en aiguille, cela a donné Swallow.
Vous avez parlé des années 50. Est-ce pour cette raison que vous avez voulu donner à la maison d'Hunter cet aspect rétro, un peu hors du temps ?
J'étais effectivement partagé entre ma volonté de faire référence aux années 50 à cause de l'histoire de ma grand-mère, et le fait que j'ai toujours vu ce film comme féministe. Donc je voulais montrer que, contrairement à ce que l'on peut croire, le sexisme typique des années 50 est encore présent dans notre société aujourd'hui. Il y a même une résurgence aux États-Unis, où nous assistons à un retour en arrière sur les droits reproductifs.
J'ai pourtant vu une émission de Tucker Carlson [sur Fox News] dans laquelle il était dit que le féminisme n'était plus nécessaire car il n'y avait plus de sexisme. J'étais choqué car cette manière de mener les gens en bateau est très présente aujourd'hui. Le film débute donc avec une esthétique stylisée, très années 50. Et l'ensemble devient petit à petit plus réaliste, au fur et à mesure que le récit progresse et qu'Hunter y voit plus clair.
Le patriarcat est profondément enchâssé dans le système, et il ne veut pas céder son pouvoir aussi facilement
C'est aussi une manière pour vous de montrer que, malgré #MeToo ou Time's Up, le combat des femmes est loin d'être terminé.
Le mouvement #MeToo est un catalyseur de changement extrêmement puissant, et il fonctionne déjà de façon incroyable. Mais nous avons encore beaucoup de travail à accomplir : le patriarcat est profondément enchâssé dans le système, et il ne veut pas céder son pouvoir aussi facilement.
Connaissiez-vous le Pica avant de tomber sur les images dont vous parliez, pendant vos recherches pour le film ?
Oui je l'ai découvert longtemps avant, mais je ne me souviens plus comment. C'était dans un coin de ma tête. Peut-être parce que je collectionne moi aussi des objets et que j'ai mes propres TOC. Collectionnant moi-même des petits objets brillants, je m'imaginais très bien être atteint de Pica. Mais j'ai beaucoup appris dessus en faisant mes recherches : j'ignorais par exemple que manger de la glace était une forme de pica, alors que nous sommes beaucoup à le faire.
Même si "Swallow" n'est que vaguement inspiré de l'histoire de votre grand-mère, vous paraissait-il nécessaire que votre premier long métrage soit centré sur un sujet qui vous était personnel ?
Oui car quand je travaille, je ressens le besoin de tremper ma plume dans mon sang (rires) Les films de fiction sont comme des arbres que vous décorez : l'arbre en lui-même peut être fictif, mais si vous voulez qu'il paraisse personnel et réel, il vous faut vous plonger dans votre inconscient pour pouvoir orner l'ensemble avec vos expériences personnelles. Les artistes s'appuient souvent sur la douleur et l'angoisse pour tenter de comprendre le monde, créer de l'empathie ou combattre un préjudice, et j'aime faire des films de cette façon. Je n'en connais d'ailleurs pas d'autres (rires)
Votre film démontre aussi l'importance du cinéma, dans sa manière d'informer les gens sur des choses peu connues, comme le pica ici dont vous parlez avec une forme très graphique.
Je suis complètement d'accord. Avec son côté visuel, sonore et humain, le cinéma permet de créer une vraie expérience empathique. Y compris face à un sujet que vous pensiez ne pas pouvoir comprendre : un film va vous mettre dans la peau de quelqu'un d'autre, et vous allez réaliser que ce qu'il a vécu est proche de ce qui vous est arrivé. Ce jardin secret dans lequel nous entrons avec d'autres gens, comme s'il s'agissait d'une hypnose commune, prouve que nous sommes tous liés les uns aux autres. Et je suis toujours à la recherche de cette catharsis émotionnelle.
Une émotion qui, ici, s'accorde avec un aspect visuel très poussé, qui rappelle aussi bien les cinémas de Stanley Kubrick et Yorgos Lanthimos que des films tels que "Rosemary's Baby" de Roman Polanski. Ou les couleurs de Douglas Sirk. S'agit-il d'influences conscientes ?
Oui, j'ai été profondément influencé par les films que vous citez. Je suis un cinéphage compulsif, je regarde parfois jusqu'à cinq films par jour. J'adore Hitchcock - notamment Psychose qui est l'un de mes films préférés, ou Sueurs froides - et sa manière de tisser une psychologie intense grâce à chaque iota de ses longs métrages, qu'il s'agisse des lunettes de L'Inconnu du Nord-Express dans lesquelles se reflète une image déformée, de son usage de la couleur, à commencer par le rouge et le jaune qui symbolisent le danger. J'adore aussi Rosemary's Baby, qui a été l'une des mes grosses influences pour ce film, tout comme Safe de Todd Haynes, Une femme sous influence de John Cassavetes, le cinéma de Douglas Sirk… Tout ceci, je l'ai étudié de près.
Y a-t-il un réalisateur actuel dont vous vous sentez proche, dans sa manière de faire des films, de développer des histoires ?
Il y en a beaucoup. Je me sens proche de David Cronenberg car j'aime ce qu'il fait du corps. J'ADORE Kubrick. Sa précision et son point de vue. Ou encore le soin et le sens du détail avec lesquels Chantal Akerman donne vie à ses personnages : Jeanne Dielman et La Captive sont aussi de grosses influences. Les films de Claire Denis me fascinent également, tout comme ceux de Jordan Peele, avec qui je suis allé au lycée. J'avais 14 ans et lui 15, et il m'a pris sous son aile. Il m'a emmené chez lui pour me montrer Shining et Akira. J'aime également beaucoup David Lynch, notamment Blue Velvet.
Avec son côté visuel, sonore et humain, le cinéma permet de créer une vraie expérience empathique.
On ressent effectivement cette influence car, comme souvent chez Lynch, votre film montre la face sombre du rêve américain.
J'ai beaucoup pensé au fameux rêve américain en faisant ce film, oui. Cette idée que des concepts nous sont décrits dans les magazines comme la situation idéale, avec la famille blanche et bien portante. La famille nucléaire [avec le père, la mère et les enfants, ndlr], que l'on nous présente en nous disant "Voici ce à quoi tout le monde devrait aspirer !" Ce qui est très destructeur aux États-Unis. Je voulais donc déconstruire cela et montrer les éléments sinistres tapis derrière la façade. Et le rêve américain en tant que tel est compliqué, car il présuppose que tout le monde part sur un pied d'égalité. Alors que la réalité, illustrée par Richie [Austin Stowell] dans le film, montre les énormes avantages que l'on peut avoir en étant né dans telle famille, en ayant fréquenté telle école. ll y a un mensonge qui se pérpétue.
Lorsque l'on regarde le film, le troisième acte, celui qui explique la raison de tout cela, semble avoir été le plus compliqué à écrire. Était-ce le cas ou saviez-vous d'emblée que le récit allait mener vers cela ?
J'aime l'idée qu'il y ait de multiples interprétations et, hier encore, j'ai croisé des spectateurs qui débattaient et avaient chacun leur vision de l'histoire et des raisons pour lesquelles Hunter avale ces objets. Et ça me plaît ! Car lorsque vous analysez une maladie mentale ou une obsession, la vérité qui compte s'étend généralement sur plusieurs niveaux.
Des TOC peuvent être provoqués par des facteurs extérieurs à un instant T, mais la raison de ces troubles peut remonter à l'enfance et à des traumatismes qui y sont liés. Tout comme cela peut provenir d'un désir de changer votre vie et devenir quelque chose de différent, comme une alarme qui se met en marche. Mais j'ai toujours voulu que le passé d'Hunter contienne des secrets qu'elle a réprimés et jamais examinés pour une raison toute simple : pouvoir exister au sein d'un certain modèle. Je voulais qu'elle se confronte à cela et j'ai très tôt su de quoi il en retournerait.
A-t-il été compliqué de trouver la bonne actrice pour ce rôle si particulier ?
Haley a été une collaboratrice merveilleuse, et sa performance dans le film relève du tour de force. Je savais que ce serait "ça passe ou ça casse" en fonction de l'actrice que nous choisirions, car Hunter est dans chacune des scènes. J'admire Haley depuis longtemps et je savais qu'elle serait parfaite pour le rôle car elle maîtrise les différents niveaux d'émotion. Comme si elle portait plusieurs masques, avec la vraie nature du personnage qui se cache derrière le doute lui-même caché derrière les sourires de façade dans Swallow. Elle parvient à exprimer tout cela avec peu de choses, tout en étant capable de faire surgir des émotions brutes et puissantes, de manière authentique.
Au vu des récentes évolutions du cinéma, il semble de plus en plus compliqué de faire un film original aux États-Unis. A quel point était-ce le cas pour vous avec ce premier long métrage ?
J'ai dû faire face à beaucoup de scepticisme par rapport à ce postulat, qui était jugé beaucoup trop bizarre. Mais on nous apprend, dans les écoles de cinéma, que si l'on veut vraiment que notre film se fasse, il nous faut des producteurs très créatifs. Quand j'ai demandé qui étaient les meilleurs en matière de cinéma indépendant, mes amis m'ont orienté vers Mollye Asher et Mynette Louie… tout en précisant que je ne les aurais jamais sur mon projet (rires) Mais, par miracle, elles ont toutes deux accepté.
Elles m'ont donc accompagné mais, malgré cela, le financement a été compliqué. Nous avons pu obtenir un peu d'argent aux États-Unis, mais les investisseurs majeurs sont français : Charades et Logical Pictures. Nous avons envers la France une énorme dette de gratitude, car je ne pense pas que le film aurait pu se faire aux États-Unis, où beaucoup d'investisseurs ne veulent pas faire de vagues. Mais cela change car de plus en plus de producteurs semblent vouloir faire preuve d'audace, mais c'est la France qui nous a aidés ici.
Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Deauville le 8 septembre 2019
"Swallow", un drame choc à voir en salles depuis le 15 janvier :